Le coup dur porté aux Hells Angels n'empêche pas encore les consommateurs de se procurer aisément de la drogue. Des soubresauts sont cependant à prévoir dans les sphères plus élevées de cet univers.

Comme c'est généralement le cas, les autres organisations, comme la mafia, pourraient pallier en partie l'absence des Hells Angels. Les changements dans la rue semblent déjà avoir commencé, même si les hommes de confiance des Hells tentent de maintenir le navire à flot. Il ne faut pas oublier que 24 des 27 personnes toujours en fuite sont des membres en règle et continuent sans doute de tirer les ficelles en coulisses.

Selon nos sources, des changements sont déjà perceptibles dans les prix de gros des stupéfiants. Il est plus difficile et plus coûteux d'obtenir de la cocaïne au kilo. Au lieu de 50 000$ à 60 000$, comme depuis un bon moment, le prix du kilo est maintenant de 70 000$ à 80 000$. Même le prix du crack a grimpé: une roche se vend 25$ au lieu de 20 $. Il est possible que cette hausse soit artificielle (voir encadré).

De nouveaux visages ont déjà fait leur apparition sur le terrain, a raconté à La Presse un vendeur de stupéfiants à la solde des HA. «Une fois que les gros (les membres en règle) sont partis, c'est comme un changement de gouvernement. Il y a déjà des gens qui ont commencé à se faire tasser par de plus gros trafiquants», a constaté cet homme qui exploite une «route» à Montréal.

Il travaille depuis quelques années pour une «PME» qui livre de la drogue à domicile, surtout de la marijuana et de la cocaïne. «Tous les numéros de vendeurs sont encore bons et les gars qui vendent dans les bars sont toujours là», a assuré le revendeur, qui estime gagner entre 500$ et 1000$ par jour.

Il croit cependant que le coup de filet de la semaine dernière contre ses «employeurs» aura un impact sur son gagne-pain. «Les nouveaux patrons vont décider s'ils me gardent ou non. Je sais déjà que mon temps est compté», a résumé le trafiquant.

«Plusieurs avaient déjà placé leurs pions»

Dans les bars du centre-ville, on avance que plusieurs motards épinglés la semaine dernière s'attendaient à recevoir la visite des policiers. «Plusieurs avaient déjà placé leurs pions», ont expliqué des employés interrogés par La Presse.

Certains prévoient d'ailleurs un été mouvementé dans les bars. Des organisations pourraient essayer de s'implanter dans ces lieux de vente et ainsi mettre la main sur une part du gâteau. «Ça va être le free for all et ceux qui vont le plus écoper sont les propriétaires de bars et les portiers», s'est inquiété un employé.

Selon lui, les gangs de rue sont déjà en train de s'organiser pour prendre le contrôle de quelques bars du centre-ville. «Ils ont commencé en poignardant les trois employés de l'after-hours Circus, dans la nuit de samedi à dimanche dernier», a suggéré cette source.

Il faut éviter de faire des liens hâtifs, a nuancé de son côté Charles Mailloux, inspecteur à la division du crime organisé au Service de police de Montréal. Le policier n'a pour le moment aucune raison de croire que l'agression survenue au Circus soit le fait des gangs de rue ou d'un autre groupe désireux de prendre le contrôle de l'endroit.

Il est également trop tôt pour mesurer l'impact de l'opération SharQC, ajoute l'inspecteur Mailloux. «On accumule du renseignement. Il est trop tôt pour savoir qui veut prendre le contrôle», a-t-il résumé.

Il faudra donc patienter quelques semaines, voire quelques mois, pour vraiment savoir qui prendra la relève des Hells Angels.

Pour l'heure, le SPVM, à l'instar des autres corps policiers de la province, maintient une pression sur le milieu.

Des policiers ont d'ailleurs fait une «visite administrative» dimanche soir au club Opéra, au centre-ville. Plusieurs clients auraient été interrogés et photographiés par les policiers.

«La demande est toujours là»

De son côté, Michel Juneau-Katsuya, ancien cadre du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et actuel président de la firme de sécurité Northgate, estime que plusieurs groupuscules pourraient essayer de s'emparer du marché des HA. Parce que la demande sera toujours là, explique-t-il. «Mais les Hells ne sont pas totalement éliminés. D'autres membres du groupe pourraient désigner des émissaires dans le but de maintenir le trafic, mais ça ne sera pas facile», croit M. Juneau-Katsuya. Il est également d'avis que les effets de l'opération SharQc ne se feront pas trop sentir chez les consommateurs. «Ça va peut-être amener un certain désordre, amener des gens à se trouver de nouveaux fournisseurs, mais tout devrait se stabiliser assez rapidement», a-t-il résumé.

Même son de cloche du côté de la criminologue Chantal Perras, qui a rédigé un mémoire sur le rôle des policiers lors de l'opération Printemps 2001. «Une telle frappe policière n'est pas un coup d'épée dans l'eau. S'il n'y en avait pas, les groupes de criminels prendraient toujours plus d'expansion. Mais je ne pense pas qu'on va enrayer le trafic de la drogue, il fait partie de la société», a souligné Mme Perras.

Pour s'en rendre compte, une simple balade autour du parc Émilie-Gamelin suffit. Peu importe l'envergure ou le nombre d'opérations menées contre le milieu criminel, les petits revendeurs y sont toujours fidèles au poste, bien visibles.

L'un d'eux, un jeune rouquin dissimulé sous un capuchon, hélait sans subtilité les passants un peu plus tôt cette semaine, juché sur une poubelle devant l'entrée de l'UQAM. En grommelant, il a dit ne pas croire que ses ventes seront influencées d'une quelconque manière par l'opération contre les motards. «Je ne suis pas ici pour donner des informations», a-t-il lancé, coupant court à l'entretien.

- Avec André Cédilot