Lorsque Maurice Marcil a quitté la maison pour aller voir le spectacle de Gérard Lenormand à La Ronde, sa mère a passé sa main dans ses cheveux. Elle ne se doutait pas qu'elle ne le reverrait plus jamais.

Maurice, 14 ans, est mort le soir du 3 juillet 1979. Jeté en bas du pont Jacques-Cartier. Il était avec une amie qu'il voyait pour la première fois, Chantal Dupont, 15 ans. C'est le frère de Maurice, Yvan, qui avait obtenu les billets. Il les avait refilés à Maurice. «C'est moi qui les avais présentés l'un à l'autre et c'est moi qui leur avais donné les billets, raconte Yvan. J'avais tout ce qu'il fallait pour culpabiliser.»

Maurice et Chantal sont partis avant la fin du spectacle. Seuls. Ils ont décidé de marcher pour retourner chez eux, à Longueuil. Ils ont emprunté le pont Jacques-Cartier. C'est là, au milieu du pont, qu'ils ont croisé Gilles Pimparé et Normand Guérin. Pimparé avait un fusil, Guérin, un couteau.

Les deux hommes ont violé Chantal. Maurice, assis sur une poutre du pont, les pieds dans le vide, entendait Chantal pleurer. Elle était vierge. Pimparé avait glissé une corde autour du cou de Maurice. Il a supplié Pimparé de l'étrangler avant de le jeter en bas du pont. Une chute vertigineuse de 163 pieds.

Maurice est mort le premier, Chantal a suivi de près. Diagnostic du coroner : mort par noyade. Ils étaient vivants lorsque leurs corps ont percuté les eaux sombres du fleuve.

«Ma mère s'est tout de suite doutée qu'il s'était passé quelque chose de grave, se rappelle Yvan Marcil. Elle savait que ce n'était pas une fugue. On imaginait le pire. On a vécu une période très douloureuse, on ne savait pas si Maurice était vivant.»

Yvan Marcil a 48 ans. À l'époque, il en avait 18. Il vivait avec son père. Ses parents avaient divorcé deux ans plus tôt, la famille était dispersée.

Le 4 juillet, la mère de Maurice, Madeleine, est aux abois. Son fils n'est pas rentré coucher. Elle est prête à remuer ciel et terre pour retrouver Maurice. Elle engueule les policiers qui lui disent que son fils a peut-être fait une fugue.

«Je le savais qu'il n'avait pas fugué, je connaissais mon fils, dit-elle. C'était le début des vacances et il avait plein de projets. Il m'avait même demandé de lui enregistrer une partie d'échecs à la télé. Maurice était un petit gars tranquille, bon aux échecs, bon à l'école. Il aimait l'astronomie, la géographie...»

Pendant une semaine, le temps s'est arrêté. Une semaine d'enfer qui s'est étirée du 3 au 10 juillet, date où les corps de Maurice et Chantal ont été repêchés dans le fleuve. Une semaine où tous les espoirs étaient permis.

«Il n'y avait plus de minutes, plus d'heures, le temps était suspendu, raconte Madeleine. Je vivais dans une autre dimension.»

Rien ne l'arrête. «On avait mis un morceau de tissu qui appartenait à Maurice autour d'un pendule pour savoir où il était. Le pendule pointait vers le fleuve. On a embauché un voyant, j'ai distribué des photos de Maurice à La Ronde, j'ai contacté des députés, je me suis même rendue au bureau du premier ministre René Lévesque.»

«On passait pour des folles, des emmerdeuses», ajoute son amie Carmen.

«J'étais prête à tout, même à aller en France, poursuit Madeleine. On m'avait dit qu'il y avait une voyante reconnue mondialement.»

«Elle voulait se battre contre tout le monde, affirme le père de Maurice, Grégoire Marcil. Elle engueulait les policiers: "Vous ne faites rien!". L'enquêteur était tanné de l'entendre. Il aurait fallu mettre l'armée au grand complet là-dessus! C'était une réaction de mère. Quand ils ont retrouvé le corps de Maurice, elle était siphonnée.»

«Maurice est mort le 3 juillet, à l'âge de 14 ans, 7 mois et 22 jours, précise Madeleine. Il est mort seul face à ses deux assassins. Quelles ont été ses dernières pensées? Je l'ignore. Ça me torture.»

«C'est les journaux qui nous informaient, explique Yvan, le frère de Maurice. Tout le monde en parlait, c'était un meurtre crapuleux, un gros événement qui avait fait le tour du Québec.»

L'histoire faisait la une: «Les monstres du pont Jacques-Cartier»; «Ils seraient tombés vivants dans le fleuve»; «Un récit horrifiant». Les détails morbides étaient étalés dans les journaux. Les Marcil les encaissaient, à froid, comme une gifle en plein visage.

Après le procès, Madeleine s'est réfugiée dans le silence. Un long silence qu'elle a brisé pour la première fois en avril lorsqu'elle a accepté de me rencontrer.

Elle est menue, frêle, à fleur de peau. Assise droite sur une chaise dans le salon de son amie Carmen, elle retient ses larmes. Elle ne veut pas pleurer ni s'effondrer. «Le nombre d'années n'efface en rien le traumatisme», laisse-t-elle tomber dans un souffle.

***

C'est le père, Grégoire Marcil, qui a identifié le corps de son fils. «Ils ouvrent un tiroir, ils lèvent le drap, puis tu regardes, dit-il. Ça donne un choc. Un noyé depuis une semaine, c'est tout gonflé.»

Grégoire vit dans la maison où Maurice a grandi, un bungalow sans prétention dans une rue tranquille de Longueuil avec un magnifique jardin. «Je le savais que mon gars était mort, raconte Grégoire. Je me suis assis dans le jardin, j'ai senti l'odeur des lys et je me suis dit : 'Il est mort'.»

«Au début, j'étais en criss, je voulais fighter. Il y avait beaucoup de monde responsable de la mort de Maurice : le fédéral qui n'avait pas bloqué l'accès à la passerelle sous le pont, la Ville, incapable d'assurer un minimum de sécurité à La Ronde, les libérations conditionnelles qui avaient laissé Pimparé en liberté. Un de mes amis m'a dit : 'Embarque-toi pas là-dedans, tu vas y laisser ta peau, ta santé et ton argent et tu ne retrouveras pas ton fils'. Les procès au civil, c'est trop gros, trop difficile. Je me suis dit : 'Je démissionne, je tourne la page'.»

Il arrête de parler et laisse flotter son regard sur la cour. Il me montre un arbre qu'il a planté en 1977, deux ans avant la mort de Maurice. «J'avais 44 ans, c'est mon repère.»

Aujourd'hui, Grégoire Marcil a 76 ans. Il a vieilli, ses cheveux ont blanchi, ses épaules se sont voûtées. Il a chassé Maurice de sa tête.

Il se lève péniblement et traverse le couloir d'un pas hésitant. Dans la pièce du fond, il fouille dans une vieille boîte à chaussures remplie de photos de Maurice. Des photos en noir et blanc.

Derrière un meuble, se cache une immense photo de Maurice. Grégoire pousse le meuble, extirpe la photo, enlève le plastique jauni qui la protège. Maurice apparaît, en gros plan, chemise à carreaux, cheveux bouclés, yeux immenses, sourire angélique. Il avait 4 ou 5 ans lorsque la photo a été prise.

Grégoire Marcil regarde la photo, l'oeil sec.

«Je fais un effort pour penser à Maurice parce que je ne pense jamais à ça. J'ai appris à dire : 'Il faut oublier'. Je fais du jardinage, mes plantes poussent, elles meurent à l'automne, il y en a d'autres qui poussent au printemps. Tu prends les beaux côtés de l'affaire et tu oublies les mauvais. L'hiver, tu oublies que l'été existe, puis l'été, tu oublies que l'hiver existe.»

Depuis 30 ans, il essaie d'oublier la mort de son fils.

***

Madeleine, elle, n'a pas oublié. Elle n'a pas tourné la page et elle n'a rien pardonné.

Au contraire. Elle veille au grain. Pas question que les assassins de son fils sortent de prison. Ils ont été condamnés à perpétuité, admissibles à une libération conditionnelle après 25 ans.

Elle a tenu à témoigner devant la Commission des libérations conditionnelles lorsque Gilles Pimparé a demandé une semi-liberté. Elle a enregistré son témoignage et envoyé la cassette aux commissaires. «Je ne voulais pas voir l'assassin de Maurice. Je suis désolée, mais ça me donne la nausée.»

Elle a lu une lettre où elle parle à Maurice. C'était en 2008. «Tu aurais eu 44 ans cette année. Je n'arrive pas à t'imaginer à cet âge...»

Trente ans plus tard, la douleur est toujours aussi vive. «Maurice est mort sans aide, sans secours, sans personne pour lui tenir la main, dit-elle avec un frisson. Seul dans l'horreur face à des individus sans humanité. Quand je vois une manifestation de solidarité, j'éclate en sanglots. Avant, je ne comprenais pas pourquoi. Je me disais que je n'étais pas normale. J'ai compris quand j'ai écrit ma lettre aux commissaires, j'ai compris que Maurice n'avait eu personne près de lui quand il est mort. Il n'a eu droit à aucune solidarité humaine. Il est mort en dehors de toute humanité.»

Même si elle a compris, elle éclate encore en sanglots quand elle voit un geste de solidarité. Parce que Maurice, lui...

Le 3 juillet 1979, la vie de Madeleine a été brutalement coupée en deux. «Il y a un avant et un après», dit-elle.

Jusqu'à la fin de ses jours, il y aura un avant et un après. Elle le sait. Et c'est peut-être ça qui est le plus douloureux.