C'était l'affaire de l'été. Il y avait eu des manifestations monstres, chacun avait son opinion sur une grossesse qui n'était pas la sienne. Le 8 août, finalement, la Cour suprême a siégé pour déterminer si Chantal Daigle pouvait ou non se faire avorter. Puis, coup de théâtre: en pleine salle d'audience, devant neuf juges - parmi lesquels certains avaient dû interro,pre leurs vacances - l'avocat de Chantal Daigle s'était levé, livide, pour dire que sa cliente s'était fait avorter quelques jours plus tôt. À Boston, sans le prévenir.

Chantal Daigle n'avait donc pas attendu la permission de la Cour. Le temps pressait, elle était déjà enceinte de plus de 20 semaines. Son ex-copain ayant au préalable obtenu de la Cour d'appel une injonction lui interdisant de se faire avorter, elle s'exposait du coup à une poursuite pour outrage au tribunal, à une peine de prison et à une amende pouvant totaliser 50 000$.

Chantal Daigle n'est pas allée en prison. Elle n'a pas eu d'amende. Le gouvernement du Québec ne l'a pas poursuivie. Quelques mois plus tard, dans le jugement écrit qui justifiait la décision prise en août, la Cour suprême a fermé une porte et en a laissé une autre ouverte: non, le foetus n'est pas un être humain, mais il peut être traité comme une personne «dans les cas où il est essentiel de le faire pour protéger ses intérêts après sa naissance».

L'ex de Chantal Daigle, Jean-Guy Tremblay, a fait les manchettes à quelques reprises depuis. Séjour en prison, épisodes de violence conjugale... Chantal Daigle, qui est aujourd'hui mère et qui chérit son anonymat, ne veut plus accorder d'entrevues sur cet épisode de sa vie, traumatisant au possible. «Je suis une fille qui a subi une cause, cet été. Je ne fais partie d'aucun organisme, a-t-elle déclaré après toute l'affaire. Je veux retrouver ce que j'étais.»

C'est donc bien malgré elle que Chantal Daigle est devenue, le temps d'un été, le porte-étendard du féminisme.

«La mobilisation s'éteignait, ça a été le dernier soubresaut du mouvement féministe. Il n'y en a plus eu depuis», lance Francine Pelletier, journaliste et documentariste.

Ce débat n'était pas joli, se souvient-elle: «Une bataille maudite, mais nécessaire. Personne n'aime l'idée d'arrêter une grossesse. Se faire avorter, ce n'est facile pour personne.»

Même si l'avortement n'est plus un geste criminel depuis 1988 (depuis l'arrêt Morgentaler - un an, donc, avant l'affaire Daigle), même si la pratique est largement répandue aujourd'hui, «personne ne se vante d'avoir subi un avortement», fait observer Mme Pelletier.

Et il n'y a plus grand-monde, au Parlement, qui ose rouvrir cette boîte de Pandore.

Outre quelques projets de loi privés au fédéral, c'est le statu quo, signale Margaret Somerville, professeure au département de droit et de médecine de l'Université McGill. «Stephen Harper ne veut pas toucher à cela, et je doute qu'un politicien ne s'attaque à la question. Pour un politicien, c'est de la dynamite.»

Margaret Somerville, qui est originaire de la Nouvelle-Zélande, est arrivée ici en 1975. Elle est toujours renversée par le virage à 180° qu'a fait le Québec en quelques années. «Quand je suis arrivée ici, si un chirurgien devait, par une opération, porter atteinte aux facultés reproductives d'une femme, il devait demander l'autorisation au mari avant de procéder. On est passé de ça à la possibilité d'avoir un avortement la veille d'un accouchement.»

Le risque est théorique, car les avortements tardifs sont dangereux et rares. En janvier, le Dr Henry Morgentaler avait lui-même dit, dans une entrevue accordée à La Presse, qu'il s'opposait à tout avortement après 24 semaines.

La loi louvoie

N'empêche, sur l'avortement, la loi louvoie. La Cour suprême a décriminalisé l'avortement en 1988 et déclaré l'année suivante que le foetus n'est pas un être humain. Mais jamais l'avortement n'a été reconnu comme un droit constitutionnel, a fait remarquer le Conseil du statut de la femme l'an dernier.

La dernière tentative sérieuse de baliser l'avortement remonte à Kim Campbell. Alors ministre de la Justice, elle était presque parvenue à faire amender la loi, en 1991, pour limiter l'avortement aux seules situations où la santé des femmes était en jeu. Au bout du compte, le Sénat avait bloqué le projet de loi.

Mais y aurait-il lieu de baliser l'avortement? Même Francine Pelletier, féministe des premières heures, s'étonne du fait que des avortements très tardifs puissent être pratiqués et ne nie pas que, idéalement, quelques balises pourraient être indiquées. Mais il faudrait rouvrir le débat... «C'est un débat où l'on tombe tellement facilement dans le sensationnalisme, où l'on a tellement tôt fait de culpabiliser les femmes, dit Francine Pelletier. Pour l'instant, surtout avec le gouvernement conservateur que l'on a, il vaut mieux s'en tenir au statu quo.»

Margaret Somerville, elle, croit qu'il y aurait lieu d'interdire les avortements après le premier trimestre. Non pas parce qu'elle n'a aucun problème avec l'avortement au premier trimestre, mais parce que la loi n'y peut rien, notamment en raison de la pilule du lendemain.

Louise Viau, professeure de droit à l'Université de Montréal, interviewée par La Presse l'année dernière, avait résumé l'affaire ainsi: tout compte fait, quelles que soient les raisons pour lesquelles un avortement est pratiqué, «ça vaut toujours mieux que les broches à tricoter».