Le matin du jugement dans la cause qui l'opposait depuis 14 ans aux ex-dirigeants de Cinar, Claude Robinson a quitté sa petite maison de Verdun avec sa blonde, Claire Robert. Une boule d'angoisse au fond de l'estomac, le coeur lourd et la mort dans l'âme, les deux ont posé leur main sur la brique de la maison dans l'espoir qu'elle leur porte chance.

C'était un geste presque désespéré pour une cause qui l'était tout autant. Depuis 1996, le dessinateur, graphiste et auteur de la série pour enfants Robinson Curiosité tentait de convaincre les tribunaux que Cinar, le Disney québécois, fleuron glorieux et sans tache de la production québécoise, avait volé et plagié son oeuvre. Mais pendant 14 ans, sa récolte fut une suite sans fin d'obstacles, de mises en échec, de revers, de reports procéduriers et de dettes qui n'en finissaient plus de grimper.

«Claire et moi, on savait que si on perdait en cour mercredi, on perdait tout: la maison, l'auto, notre entreprise. Nos dettes étaient si importantes que si le jugement nous avait été défavorable, nous étions finis. On n'arriverait jamais à s'en sortir.»

Au palais de justice, une surprise de taille attendait le graphiste originaire de Duvernay et ami d'enfance de Claude Meunier et des gens de Beau Dommage: dans un jugement de 240 pages, le juge Auclair, de la Cour supérieure du Québec, a déclaré les ex-dirigeants de Cinar, ainsi que leurs associés chez France Animation et Ravensburger, coupables de plagiat et de vol de propriété intellectuelle, les condamnant à verser à Robinson une compensation de 5,2 millions qui, avec les intérêts et les frais d'expertise, s'élève à environ 10 millions.

Pourtant, à l'issue de cette journée faite de sueurs froides et d'émotions fortes et qui tirait un trait victorieux sur un enfer de 14 ans, Claude Robinson n'est pas allé sabler le champagne ni danser de joie avec sa bien-aimée et indéfectible alliée.

Pas de champagne

«Après avoir accordé 24 entrevues aux médias, chose que je tenais à faire parce qu'à mes yeux les médias sont vraiment les derniers remparts de la démocratie et que, sans eux, ma cause aurait sombré dans l'indifférence, Claire et moi on est allés prendre un p'tit sandwich et une demi-bouteille de vin au Café Cherrier. On n'a pas commandé de champagne ni crié à la victoire parce qu'on savait qu'il y aurait sans doute un appel, mais aussi parce qu'on n'a pas gagné à la loterie, bordel! La justice n'a fait que rétablir les faits et reconnaître tout ce qu'on a perdu depuis 14 ans. Les gens ont tendance à oublier que c'est notre vie qui, pendant toutes ces années-là, a été sur le billot.»

Deux jours après que la justice «eut rétabli les faits», Claude Robinson me reçoit dans les locaux ensoleillés de son entreprise d'infographie Virtuel Création, au troisième étage d'une veille usine rénovée de Pointe Saint-Charles. Encore sonné par les événements et n'arrivant pas toujours à maîtriser ses émotions, le fils de Léo Robinson, un vendeur de pneus, et de Pauline Daoust, une femme au foyer devenue porcelainiste après un grave accident d'auto, s'emporte, s'enflamme, s'impatiente et finit par avouer qu'il n'a pas encore le recul nécessaire pour jouir de ce qui lui arrive.

«Mon seul plaisir pour l'instant, c'est de lire et de relire le jugement Auclair, qui est d'une intelligence et d'une précision étourdissante, et cela même si, sur certains points, le juge ne me donne pas raison. Pour un pessimiste comme moi, ce jugement est la preuve que les lois sont belles et bien faites et que ça vaut la peine de se tenir debout et de défendre ses droits.»

Du fouillis de sa table de travail, Robinson, qui arbore toujours une barbe hirsute qu'il refuse de couper, m'indique une immense armoire de 21 pieds de long qui bouffe la moitié de l'espace. Il se lève et ouvre les portes les unes après les autres, révélant des rangées et des rangées de documents (5000 en tout) alignés comme des soldats et classés avec un soin maniaque par dates et par thèmes. Cette armoire bourrée de reçus, de factures, de rapports, de vidéos, de cassettes et de preuves accablantes, c'est la machine de guerre qui lui a permis de triompher de ses adversaires.

Un combat à la portée de tous

«La créativité est sortie de ma vie il y a 14 ans, raconte-t-il. Je n'ai plus jamais acheté de tube de peinture depuis. Je n'avais pas le choix. Je ne pouvais plus me permettre le luxe de fabuler ou de rêver comme un artiste. Je devais m'en tenir aux faits, aux preuves et à la vérité. C'était ma seule force contre des gens qui mentaient et qui ont fini par s'empêtrer dans leurs mensonges. Face à leur argent et à leur pouvoir, j'étais un tout-nu, une merde, un rien du tout, mais ma force, c'est que je n'avais rien à perdre. Eux avaient tout à perdre, y compris leurs millions. Leur peur de perdre de l'argent a été leur plus grande faiblesse.»

Même si Claude Robinson a fait preuve d'une ténacité et d'une organisation mentale hors du commun, il ne se voit pas comme un être d'exception et croit que le combat qu'il a mené est à la portée de tous, pourvu qu'ils y mettent un peu de volonté et qu'ils aient à coeur leurs droits.

«L'exception, à mes yeux, ce n'est pas de se battre quand nos droits ont été bafoués. C'est de refuser de le faire, affirme-t-il. Moi, je suis un ti-cul ordinaire de Duvernay qui a la manie de tout garder, y compris mes factures de téléphone de 1975. Pour le reste, j'ai eu la chance pendant toutes ces années d'avoir le soutien fabuleux de ma blonde, de mes amis, de ma famille, de ma belle-famille et des avocats de Gowlings qui ont accepté de me représenter. C'est eux et mon psy qui m'ont gardé en vie quand je broyais du noir, que je ne voyais plus clair et que j'avais des idées suicidaires.»

Quand on demande à Claude Robinson quel a été le moment le plus noir de son combat, sa voix chute de quelques octaves. Il répond: «Tous les jours. Et si je ne me suis pas tiré une balle dans la tête ou que je n'ai pas foncé dans un pilier sur l'autoroute même si l'envie ne manquait pas, c'est à cause des gens que j'aime, mais aussi à cause de Robinson Curiosité. En tant que créateur, t'es non seulement responsable de ce que t'as créé, mais tu dois protéger et défendre cette création, sinon tu trahis ton oeuvre et tu te trahis toi-même.»

À ce sujet, il insiste sur le fait que lorsqu'il est allé cogner à la porte de Micheline Charest et de Ron Weinberg en 1986 pour qu'ils l'aident à vendre Robinson Curiosité aux Américains, il ne leur a pas présenté une simple idée, mais bien l'expression d'une idée fixée sur un support et constituée de scénarios, de textes et de dessins sur lesquels il planchait depuis 10 ans. Nuance.

Robinson a souvent évoqué le choc nerveux qu'il a ressenti le 4 septembre 1995, en découvrant par hasard à la télé sa série grossièrement plagiée. Il dit aujourd'hui que ce qui a fait le plus mal, c'est la perte d'estime de soi.

Une pensée pour les victimes d'Earl Jones

«Tu te trouves tellement stupide, épais, niaiseux de t'être fait fourrer que sur le coup, t'as vraiment pas la force de te battre. Ton estime est à zéro. Tu trouves que t'es un moins que rien qui ne mérite pas de vivre. Aujourd'hui, quand je vois les victimes d'Earl Jones, je suis vraiment inquiet pour elles. Non seulement ces gens-là ont tout perdu et ne retrouveront jamais leur argent, mais le gouvernement tente de les culpabiliser en les tenant en partie responsables de leurs déboires. Je trouve cela odieux et dangereux. Ces gens-là sont fragiles à l'extrême comme je l'ai été. Ils ont besoin d'être aidés, pas jugés. Qu'est-ce que le gouvernement attend pour leur fournir une assistance psychologique et médicale?»

Par moments, on a l'impression que Claude Robinson s'est tellement battu qu'il ne sait plus comment quitter le champ de bataille ni déposer les armes. Pendant qu'il me parle, il ne peut s'empêcher d'aller vérifier si malgré l'interdiction du juge Auclair, les vidéos de Robinson Sucroë figurent encore sur le site de Cookie Jar, l'entreprise qui a acheté Cinar. À peine quelques clics et voilà la photo du personnage plagié qui apparaît en couleurs sur le site, soutirant un rire jaune et une pluie d'injures de la part de Robinson. Mais la séance de défoulement sera interrompue par l'arrivée inattendue du gérant de l'immeuble et de ses adjoints. Les cinq ne connaissent pas Robinson, mais ils ont tenu à venir le féliciter personnellement et à lui offrir un gâteau. Touché par le geste, le barbu guerrier se mue en ourson reconnaissant. Les yeux humides, il se lève pour aller les remercier chaleureusement.

Pendant 14 ans, Claude Robinson s'est battu tout seul dans son île en ramant contre les courants contraires et les vents hostiles. Le jugement Auclair l'a ramené sur terre avec ses semblables. Le tout-nu, le rien du tout, comme il se décrit lui-même avec autodérision, est devenu un héros. Dans la rue, on le reconnaît, on le salue, on le félicite et on le remercie. Et lentement mais sûrement, Claude Robinson apprend à accepter ces marques d'affection et à se dire qu'il les mérite.