Un jugement lapidaire à l'endroit du ministère de la Justice tombe cinq ans après que le Québec fut devenu le premier en Amérique du Nord à adopter une loi sur le harcèlement psychologique au travail.

Pendant plusieurs années, le ministère qui a contribué à créer cette loi a fait preuve d'«aveuglement volontaire» en laissant certains de ses cadres harceler une employée, a tranché un arbitre de grief dont la décision vient d'être confirmée

par la Cour supérieure.

«Négligence sérieuse» et «aveuglement volontaire»: le ministère de la Justice du Québec a bafoué l'esprit de la loi qu'il a contribué à créer en ne mettant pas fin au harcèlement psychologique que certains de ses cadres ont fait subir à une employée pendant plusieurs années.

Dans une récente décision de la Cour supérieure passée inaperçue, le ministère de la Justice est montré du doigt pour ne pas avoir été «à la hauteur» ni «avoir su affronter la situation», en plus de «défendre systématiquement, par esprit de corps, les cadres supérieurs accusés, dont le principal n'a pas daigné témoigner».

La plaignante, identifiée comme Me R.L. par le tribunal, est décrite comme une avocate «de haut niveau» de près de 30 ans d'expérience au ministère de la Justice.

Le Ministère «n'a pas su prendre tous les moyens raisonnables à sa disposition pour faire cesser le harcèlement psychologique que subissait la plaignante depuis quelques années», écrit le juge Michel Richard de la Cour supérieure, rejetant ainsi la requête en révision judiciaire présentée par le Ministère.

Le Ministère a ainsi échoué à faire invalider la sentence arbitrale de Léonce E. Roy rendue quelques mois plus tôt. L'arbitre Roy a conclu que le Ministère avait fait preuve de «négligence sérieuse» et d'«aveuglement volontaire». «Ceci est d'autant plus surprenant que ce même ministère a agi comme jurisconsulte auprès du gouvernement pour faire adopter en 2002 la loi visant à interdire le harcèlement psychologique», a écrit l'arbitre.

De 2000 à 2005, dès l'entrée en poste de son nouveau supérieur immédiat, Me Jacques Pinsonnault, la plaignante a subi à répétition des gestes vexatoires au point qu'elle a requis l'intervention de leur supérieur hiérarchique, Me Jean-Paul Dupré, selon le récit des faits du tribunal. La liste est longue: «comportement menaçant», «violence verbale», «manifestations de mépris», «écoute inexistante», «invitation explicite à partir», «périodes de surcharges volontaires de travail», etc. Malgré une série de rencontres avec ce supérieur hiérarchique, la situation n'a pas changé. Elle s'est aggravée.

En 2005, son employeur lui a fait subir une «mutation forcée» de poste à l'intérieur d'un autre ministère sous le prétexte d'une restructuration administrative. C'en était trop pour la juriste qui a décidé de déposer un grief. «L'employeur a préféré éjecter la personne harcelée et laisser au harceleur le soin de prendre sa décision de quitter librement», a noté l'arbitre Roy.

Le «harceleur», Me Pinsonnault, et dans une moindre mesure son successeur, Me Marc-André Beauchemin, ont même obtenu des primes de rendement ou des bonifications, alors que la plaignante «devait se contenter d'une mutation forcée dans un milieu moins valorisant et dans des conditions plus pénibles pour elle», a ajouté l'arbitre. En preuve patronale, Me Jacques Pinsonnault n'a pas témoigné. L'arbitre l'a d'ailleurs qualifié d'«acteur silencieux» et de «témoin invisible».

La plaignante a longtemps espéré que son employeur respecterait son obligation de faire cesser le harcèlement, mais il n'a pas fait les gestes adéquats, tout en laissant croire qu'il le ferait, confirme le juge Richard de la Cour supérieure dans sa décision du 2 juillet dernier. Le ministère de la Justice avait pourtant adopté un guide administratif sur le harcèlement psychologique en 2004, en plus d'être encadré par les nouvelles dispositions de la Loi sur les normes du travail.

Droit de gestion abusif

«Le Ministère ne pouvait pas se retrancher sur le simple fait d'adopter le guide administratif en juin 2004 pour être à l'abri de tout reproche, encore fallait-il que le Ministère mette en application ce nouveau guide, ce qu'il n'a pas fait», souligne le juge Richard. Dans sa requête rejetée en Cour supérieure, le Ministère a plaidé que l'arbitre n'avait pas tenu compte de son droit de gérance.

La question du droit de gérance est souvent invoquée par l'employeur dans des causes de harcèlement psychologique, a dit à La Presse Me Robert Rivest, directeur général des affaires juridiques de la Commission des normes du travail. La majorité des causes depuis cinq ans concerne un patron et son employé. Les cas de harcèlement entre employés sont rares. «Cette décision est intéressante. En matière de relations employeur-salariés, le juge indique que l'employeur a un droit de gestion, mais qu'il est limité. Il faut regarder si le droit de gestion a été abusif ou pas», a ajouté Me Rivest.

Le ministère de la Justice n'a pas interjeté appel de la décision de la Cour supérieure. Les deux parties sont sur le point de conclure une entente à l'amiable, selon la porte-parole du Ministère, Joanne Marceau, qui a refusé de commenter le jugement de manière précise. Les cas de harcèlement psychologique sont «toujours désolants», a-t-elle souligné. «On apprend des expériences passées. Nous sommes en train d'outiller les cadres en leur offrant des formations sur cette question», a ajouté la porte-parole du Ministère.

La Presse a tenté d'obtenir une entrevue avec la juriste, sans succès. «La plaignante est blessée après tout ce qu'elle a vécu. On ne souhaite pas ça à son pire ennemi. Elle veut tourner la page», a dit le président de son syndicat, Me Marc Lajoie, de l'Association des juristes de l'État.