Quand il a piétiné la tête d'un inconnu, la nuit du 24 octobre 2005, Tommy Lebrun se croyait investi d'une mission divine. Les deux psychiatres qui l'ont évalué ont conclu qu'il avait agi sous l'effet d'une psychose. Récemment, le Gaspésien de 24 ans a demandé à la Cour d'appel du Québec de casser le jugement qui l'a déclaré coupable de voie de fait grave, et qui lui a imposé une peine de cinq ans.

Estimant que la psychose de Lebrun a été induite par la consommation de drogue, le juge Jean-Paul Decoste avait conclu au terme du procès, en 2008, qu'il devait être tenu responsable de ses actes. C'est ce que croit aussi le procureur de la Couronne, Guy Loisel. L'avocate qui représente Lebrun en Cour d'appel, Me Véronique Robert, est plutôt d'avis que son client devrait être tenu non responsable pour cause de troubles mentaux. La consommation ou la surdose de drogue n'induit pas nécessairement une psychose, a-t-elle fait valoir devant la Cour. Il faut une prédisposition. Lebrun n'a pas de maladie mentale, il travaille et fonctionne bien dans la vie. Mais elle retient une «fragilité». Un oncle et un grand-père sont bipolaires, il avait un intérêt pour le spiritisme, et il était sous l'influence d'un ami délirant au moment des faits. «Pour moi, c'est un non-sens de ne pas permettre une défense de trouble mental quand il y a un trouble mental», a plaidé Me Robert. Les trois juges de la Cour d'appel ont pris la cause en délibéré.

 

Déconnecté

Dans cette affaire aussi saugrenue que malheureuse, toutes les parties s'entendent au moins sur un point: Lebrun ne pouvait pas distinguer le bien du mal lors des faits. À 5h du matin, cet étudiant de 20 ans sociable et sans histoire a pénétré dans un immeuble d'Amqui pour aller battre un homme, Danny, qu'il connaissait vaguement. Il était accompagné de Yohan Schmouth, 20 ans également, qu'il hébergeait depuis une semaine. Dans l'esprit des deux intrus, Danny portait une croix à l'envers, signe qu'il était l'antéchrist. Réveillé par le bruit, Danny est sorti de son appartement pour voir ce qui se passait. Lebrun et Schmouth l'ont attaqué dans le couloir. Un voisin de palier, Roger Dumas, 61 ans, est intervenu et a empoigné Lebrun par le cou. Lebrun a poussé le sexagénaire, qui a déboulé les escaliers. Alors que l'homme gisait par terre, Lebrun lui a donné un ou des coups de pied à la tête, de haut en bas, «comme pour écraser», selon les témoins. Durant toute l'attaque, Lebrun parlait d'apocalypse et du Seigneur, répétant «Croyez-vous en moi?» et faisant des signes de croix. Schmouth et Lebrun semblaient complètement éclatés, selon les explications données au procès. Après l'attaque, les deux jeunes ont quitté l'immeuble. Ils ont été arrêtés dans les heures suivantes.

Lebrun, qui faisait face aux plus graves accusations, a mis quelques jours avant de revenir à la réalité. Il bénissait ceux qu'il croisait en prison. «Même après deux jours, je me sentais encore bizarre», a pour sa part raconté Schmouth. Les choses ne se sont pas améliorées pour ce dernier. Au moment du procès, il purgeait une peine de quatre mois pour menaces de mort à l'endroit de Lebrun. Il répondait aux questions d'une voix traînante, souvent par: «Je le sais-tu, moé», ou «M'en fous», et disait être soigné par un psychiatre et prendre des calmants. «Parce que je viens paranoïaque. C'est la conséquence du speed, de la coke et du PCP» qu'il avait pris dans le passé, a-t-il expliqué. Il a raconté qu'avant les événements, Lebrun avait pris dix comprimés de speed et trois d'ecstasy, dont de la «poire bleue», achetés d'un revendeur d'Amqui.

Lebrun a quant à lui dit se souvenir seulement d'avoir pris un «demi-speed pour se relaxer» dans la semaine, et peut-être de la marijuana. Le juge a conclu qu'il minimisait sa consommation. D'autant plus qu'après son arrestation, Lebrun avait confié avoir consommé avec Schmouth dans la semaine, et avoir combattu le sommeil.

Quoi qu'il en soit, leur expédition insensée a eu des conséquences tragiques. La victime, Roger Dumas, ancien militaire et policer à la retraite, a subi des dommages irréparables au cerveau, qui l'ont rendu impotent mentalement et physiquement. Il a été confié à un hôpital spécialisé, où il était alité 20 heures sur 24. Il est mort d'un cancer l'automne dernier.

Soutane et démons

Lebrun, résidant de Lac-au-Saumon, et Schmouth, résidant d'Amqui, se sont connus à l'adolescence, puis se sont un peu perdus de vue par la suite. En octobre 2005, Lebrun menait avec succès des études en menuiserie à Rivière-du-Loup, tandis que Schmouth n'avait pas d'occupation. De son propre aveu, Schmouth «flambait» ses prestations d'aide sociale dans la drogue, car la drogue, c'est tout ce qu'il avait dans la vie. Il cultivait des croyances ésotériques. À partir du dimanche 18 octobre 2005, Lebrun a accepté d'héberger Schmouth dans son petit appartement d'étudiant, à Rivière-du-Loup. «Je me croyais assez fort pour l'aider, pour le tenir dans la réalité», a raconté Lebrun au procès.

Sur place, pendant que Lebrun allait à ses cours, Schmouth ne faisait rien, hormis consommer et vendre des stupéfiants, et écouter de la musique. Il parlait d'esprits, d'apocalypse, de Satan, se promenait vêtu d'une soutane de prêtre, ou s'exprimait en hébreu, torse nu et bras en l'air, devant un miroir, selon le récit de Lebrun. Intéressé lui aussi par le spiritisme à l'époque, Lebrun a glissé dans le même délire. «J'ai commencé à embarquer dans ses peurs», a-t-il dit au procès. «On se faisait paranoïer entre nous», a ajouté Schmouth.

Dans la semaine précédant l'attaque, se croyant possédés, les deux jeunes se sont rendus dans une église à deux reprises, dont l'une pour boire de «l'eau bénite», afin de se purifier. Un prêtre les en a dissuadés, en raison des bactéries. De fil en aiguille, tous deux se sont mis à appréhender un tsunami, à craindre les esprits, à penser qu'une voisine était possédée...

À la fin de la semaine, Lebrun était sûr qu'un tsunami arrivait, et c'est ce qu'il a dit au téléphone à sa mère, affolée, qui a tenté de le raisonner. «Tommy feelait pas, il voulait descendre chez sa mère», a raconté Schmouth au procès. Le dimanche 23 octobre, Lebrun et Schmouth ont quitté Rivière-du-Loup en autocar et sont arrivés à Amqui au début de la nuit. À 2h09, Schmouth a retiré 40$ à un guichet automatique. «Je me suis acheté une «on star» et deux poires bleues», a raconté Schmouth au procès. On en a gobé une chaque. C'est la première fois qu'on prenait ça, de la poire bleue. Ça a claqué en tabarnak.»

La folle expédition s'est produite dans les heures suivantes.

 

La psychose toxique

> La psychose toxique est une perte de contact avec la réalité, induite par la consommation de substances comme les drogues, les solvants ou certains médicaments.

> Le Dr Roger Turmel, premier psychiatre à avoir évalué Tommy Lebrun après l'attaque, a estimé que Lebrun avait probablement fait une psychose brève ou partagée, c'est-à-dire une folie à deux. Son avis allait dans le sens de la non-responsabilité criminelle.

> Le Dr Sylvain Faucher a évalué Lebrun plus tard et a pris connaissance d'autres témoignages. Selon lui, il s'agissait d'une psychose toxique, induite par la consommation de drogue, théorie que le juge a fait sienne.

> Selon des données avancées par le Dr Faucher, une personne qui consomme du PCP a 50% de chances de subir une psychose toxique. Dans le cas de la consommation de méthamphétamines, ce chiffre est de 13%.

> L'intoxication, quand elle est volontaire, peut constituer une défense en droit, mais seulement pour les crimes d'intention spécifique, pour un meurtre prémédité, par exemple. La personne pourrait toutefois être déclarée coupable d'homicide involontaire, crime d'intention générale. Dans ce cas-ci, vu son état, Lebrun a été acquitté de l'accusation d'introduction par effraction (crime d'intention spécifique), mais il a été condamné pour voie de fait grave (crime d'intention générale). - Christiane Desjardins