La vie de Jeannette Holman-Price s'est brisée au coin de deux rues enneigées de Montréal, quand son fils Peter Luc, 10 ans, et sa fille Jessica, 21 ans, ont été écrasés par un camion de déneigement.

Alertée, Jeannette Holman-Price arrive quelques minutes après l'accident. Elle sent l'odeur du sang, voit un corps, aperçoit les policiers en train de mettre des «morceaux» de sa fille dans un sac mortuaire. Ces images cauchemardesques la hantent depuis le 19 décembre 2005.

Traumatisée, Jeannette Holman-Price entame, après la mort de Jessica, un combat pour que la Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ) la reconnaisse comme victime de l'accident et l'indemnise à ce titre. Dans un jugement historique, la Cour supérieure vient de lui donner raison.

En mars 2007, la SAAQ écrit à Jeannette Holman-Price pour lui signifier, une ultime fois, qu'elle ne peut être considérée comme une victime de l'accident qui a tué sa fille et blessé son fils. «Vous êtes arrivée sur les lieux de l'accident alors que votre fils était déjà à bord d'une ambulance et quittait en direction de l'hôpital. Quant à votre fille, selon votre témoignage, son corps gisait encore dans la rue et il y avait du sang autour. Cependant, il était recouvert d'une bâche, ce qui ne vous a pas permis sur le coup de l'identifier et de réellement savoir qu'il s'agissait d'elle (...) Ainsi, compte tenu de ce qui précède, nous sommes d'avis que vous n'étiez pas sur les lieux au moment où celui-ci s'est produit (...) nous ne pouvons pas considérer que vous avez été témoin de l'accident.»

Mme Holman-Price, qui depuis l'accident souffre d'un syndrome de stress post-traumatique et ne travaille plus, a une certitude que ne peut ébranler la SAAQ: elle est une victime. Elle se tourne alors vers le Tribunal administratif du Québec (TAQ), qui lui donne raison deux ans plus tard. La SAAQ ne cède pas et porte cette décision en Cour supérieure. Le 13 octobre 2010, la Cour tranche en faveur de Mme Holman-Price.

Cette mère a-t-elle l'impression d'avoir livré un épuisant combat? Au téléphone, Jeannette Holman-Price se fait catégorique: «Non, ce n'est pas difficile. Aucune justice ne pourra compenser la perte de ma fille. Il n'y a pas de justice. Mais quand vous réalisez pour la première fois, après un accident horrible où l'un de vos enfants a été tué et le deuxième grièvement blessé, que la personne qui conduisait le camion de déneigement, qui ne les a pas vus, qui n'est pas restée sur la scène, est indemnisée à titre de victime alors que vous, vous devez vous battre...»

Une loi de 1978

La Loi sur l'assurance automobile (LAA) est entrée en vigueur en 1978. Elle fait en sorte que le conjoint, les parents et les enfants d'une personne morte dans un accident d'automobile au Québec n'ont pas le droit de poursuivre en dommages le responsable de l'accident. En contrepartie, la LAA prévoit l'indemnisation par la SAAQ des personnes impliquées dans l'accident et des proches d'une victime décédée.

Or, depuis 30 ans, les proches des victimes qui sont mortes doivent se contenter d'une «indemnité de décès», peu importe le préjudice qu'ils ont eux-mêmes subi.

C'est la première fois que les tribunaux québécois rappellent à la SAAQ que les proches des personnes décédées sont des victimes indemnisables au même titre que les personnes impliquées dans l'accident.

«J'ai toujours su, depuis le début, que ma cause était juste. Je n'essaie pas de changer les lois. Je suis les règles de la SAAQ. Et avec ces règles, je gagne, explique Jeannette Holman-Price. C'est dur pour moi de me dire "gagnante" alors que j'ai perdu ma fille et que mon fils est blessé pour toujours. Mais que la SAAQ continue à perdre, ce n'est pas seulement une bonne nouvelle pour moi, c'est une bonne nouvelle pour le Québec et pour tous ceux qui voyagent au Québec.»

Une vie bouleversée

Avant l'accident, Jeannette Holman-Price, native de Terre-Neuve, menait une vie privilégiée. Avec son mari, Peter, d'origine britannique, elle a vécu partout dans le monde avant de s'installer à Montréal, rue de la Montagne, avec Jessica et Peter Luc. Dans l'idée de passer sa retraite à Montréal, le couple anglophone s'était mis au français.

Le séjour québécois n'aura duré que 14 mois. Jeannette Holman-Price est retournée à Terre-Neuve. «Avant l'accident, mon mari et moi n'avions aucune dette. Nous étions propriétaires de notre maison, et notre seul souci était de décider quelle voiture nous allions acheter l'année suivante. Maintenant, c'est la banque qui est propriétaire de notre maison parce que nous devons nous occuper de notre fils. Les gens ne se rendent pas compte que mon fils ne guérira jamais. Aucune compensation ne rendra sa vie raisonnable», constate-t-elle sans aucune amertume.

Un appel ou pas?

Mme Holman-Price sait que les minces indemnités pour lesquelles elle se bat ne couvriront pas les frais qu'elle a engagés dans sa bataille juridique. «C'est sans doute pour ça que la SAAQ continue. Ils doivent espérer que je finirai par manquer d'argent. Mais je ne m'arrêterai pas», dit-elle.

Pourquoi se battre, alors? Jeannette Holman-Price croit que ce jugement en sa faveur simplifiera la vie de bien des victimes délaissées par la SAAQ. «Pour tous ceux qui se trouveraient dans notre situation, il y a une petite compensation, et ils y ont droit», croit-elle.

La SAAQ n'a pas encore décidé si elle interjetterait appel du jugement de la Cour supérieure. Mais Jeannette Holman-Price, elle, garde une certitude: elle ne désarmera pas. «Ce que la SAAQ ne réalise pas, c'est que mon mari a 65 ans et que nous pouvons rester endettés jusqu'à la fin de nos jours. Il faut aller à la Cour suprême? Pas de problème. On se verra là-bas, et je gagnerai encore une fois.»