Lola, ex-conjointe de fait d'un riche homme d'affaires québécois, aura le droit de réclamer une pension alimentaire pour elle-même à la suite de leur séparation, même s'ils n'ont jamais été mariés. Elle ne pourra cependant pas toucher au patrimoine familial de son ex. Cette décision, rendue hier par la Cour d'appel, risque d'avoir un impact majeur sur la vie d'au moins 1,2 million de personnes au Québec.

«Ce n'est pas juste une histoire entre gens riches et célèbres. Ce jugement touche 1,2 million de personnes, hommes et femmes, riches et pauvres. L'amour vient avec des obligations, que l'on soit marié ou conjoint de fait», s'est réjouie Me Anne-France Goldwater, l'avocate de Lola dans cette cause très médiatisée.

Dans une décision majoritaire, trois juges de la Cour d'appel ont cassé le jugement de première instance, rendu par la juge Carole Hallée en juillet 2009.

Séparée après sept ans de cohabitation, Lola réclamait une importante pension alimentaire à son ex-conjoint, Éric. Ce dernier refusait de la lui verser au motif qu'ils n'avaient jamais été mariés. L'identité du couple doit rester secrète pour protéger celle de leurs enfants.

Le jugement invalide l'article 585 du Code civil du Québec, qui dit que des conjoints de fait ne peuvent réclamer une pension alimentaire pour eux-mêmes en cas de rupture. Le plus haut tribunal de la province estime qu'il est discriminatoire de priver les conjoints de fait qui se séparent de la possibilité d'obtenir une pension alimentaire pour leurs propres besoins.

Cette décision n'aura pas d'effet immédiat puisque le gouvernement a un an pour revoir sa loi.

Perpétuer des stéréotypes

«Je conviens avec la juge (de première instance) que l'union de fait est aujourd'hui acceptée dans notre société. Toutefois, avec égard pour son opinion, je conclus qu'il subsiste dans la loi des désavantages fondés sur l'application de stéréotypes», écrit la juge Julie Dutil.

«On pourrait comparer la situation des conjoints de fait à celle des femmes en matière de rémunération à l'emploi. Bien qu'elles ne soient plus stigmatisées sur le marché du travail, les effets de la discrimination dont les femmes ont été historiquement victimes demeurent quant aux questions d'équité salariale», poursuit la juge Dutil dans l'explication de ses motifs, auxquels souscrit le juge Lorne Giroux.

L'article 585 perpétue le stéréotype voulant que les unions de fait sont moins durables et sérieuses que celles qui sont reconnues par un acte solennel comme le mariage et l'union civile, selon la Cour d'appel.

Lola reçoit déjà une pension de 411 000 $ par année pour les trois enfants qu'elle a eus avec le prospère homme d'affaires. Éric fournit aussi une maison très luxueuse et un chauffeur. Mais, officiellement, Lola ne reçoit rien pour elle.

La Cour d'appel n'accorde pas à Lola une pension alimentaire pour elle-même, mais bien le droit d'en réclamer une devant les tribunaux. Dans un an, lorsque la décision deviendra exécutoire, la mère de famille pourra donc retourner devant la Cour supérieure et tenter de nouveau d'obtenir d'Éric une pension de 56 000 $ par mois ainsi qu'une somme forfaitaire de 50 millions.

Pas de partage du patrimoine familial

Lola réclamait également que son ancien partenaire de vie partage avec elle son patrimoine. La Cour d'appel ne lui donne pas raison à cet égard. Cette portion de la décision pourrait motiver Me Goldwater à porter la cause devant la Cour suprême. La colorée avocate a indiqué qu'elle voulait attendre la réaction des autres avocats au dossier avant de prendre une décision.

De son côté, dans un communiqué signé par le cabinet d'avocats Ogilvy Renault, Éric a fait savoir qu'il avait été attiré contre son gré dans ce débat législatif: «Le défendeur précise qu'il a toujours respecté la loi et il va sans dire qu'il continuera de le faire advenant que la loi soit modifiée pour se conformer à un jugement final dans ce dossier.»

Une «avancée majeure»

La Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec s'est pour sa part réjouie du jugement, qu'elle qualifie d'»avancée majeure». L'article 585, selon l'organisme, créait deux catégories d'enfants sur la base de l'état civil de leurs parents: ceux dont les parents sont mariés, qui bénéficient de bonnes protections, et ceux dont les parents ne sont pas mariés, qui n'ont pratiquement aucune protection.

Benoît Moore, professeur à la faculté de droit de l'Université de Montréal, a aussi applaudi la décision: «Si ce jugement devient définitif, c'est un changement important du droit québécois. On reconnaît qu'on doit protéger l'ensemble des conjoints, mariés ou non, contre des vulnérabilités économiques. À mon sens, c'est une victoire pour l'ensemble des familles québécoises», a souligné le professeur, qui a agi à titre de témoin expert dans cette cause.

Le fait que la décision ne doive s'appliquer que dans un an n'étonne pas ce spécialiste du droit de la famille. «On le fait pour dire au législateur qu'il a un travail de réflexion à faire au-delà de l'obligation alimentaire. Le droit de la famille n'a plus comme objectif de protéger la société contre des types de famille marginaux mais de protéger les conjoints financièrement», a indiqué M. Moore.

Sans être dissident, le troisième juge, Marc Beauregard, n'aurait pas suspendu pour un an la déclaration d'invalidité constitutionnelle. Il aurait modifié immédiatement le mot «époux» par le mot «conjoints» dans l'article 585. «Durant ces douze mois (de suspension), de nombreux conjoints de fait souffriront d'un manque d'aliments», a-t-il souligné dans ses motifs.

Le ministre de la Justice, Jean-Marc Fournier, a indiqué pour sa part qu'il devait étudier le jugement avant de décider s'il allait interjeter appel de la décision. «C'est un jugement fort important sur les devoirs et les obligations des conjoints. Il faudra voir quels sont les impacts sur les couples qui ne sont pas mariés», a dit M. Fournier.

- Avec la collaboration de Paul Journet