En juin 2009, tandis qu'il était encore visé par un certificat de sécurité, le Montréalais Adil Charkaoui s'est retrouvé malgré lui pendant 20 heures sans son bracelet GPS de surveillance imposé par la cour, a appris La Presse. Un cafouillage parmi d'autres survenu après son expulsion, à la demande des Américains, d'un avion reliant Fredericton à Montréal. S'en est suivi une odyssée qui aura mobilisé des dizaines de fonctionnaires pendant des jours, généré l'échange de centaines de courriels, et coûté environ 10 000$. La Presse a pu reconstituer ces événements après avoir épluché des centaines de courriels et des rapports obtenus grâce à la Loi sur l'accès à l'information auprès de l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC).

Ils sont survenus dans le cadre d'une tournée pancanadienne de dénonciation des certificats de sécurité entreprise par Adil Charkaoui en mai et juin 2009. Cette tournée l'a mené entre autres à Halifax et Fredericton du 31 mai au 3 juin. Le 28 mai, le Montréalais informe l'ASFC de son projet. Si l'agence fédérale donne son accord, ce sera la première fois qu'il peut quitter «librement» l'île de Montréal depuis son arrestation en 2003.

Ces informations sont relayées par courriel aux fonctionnaires de l'ASFC de la région Atlantique ainsi qu'à la GRC et au SCRS. Dès lors, c'est le branle-bas de combat. On comprend à la lecture des échanges entre les fonctionnaires que le bracelet électronique que doit porter Charkaoui en permanence à sa cheville sur ordre de la Cour fédérale devient un vrai casse-tête.

En particulier parce que Transports Canada interdit, pour des raisons de sécurité, l'utilisation à bord des avions de tout système électronique pouvant créer des interférences.

Plusieurs scénarios sont échafaudés, y compris l'option du train, pour éviter que Charkaoui ne se retrouve dans une situation de bris de condition. Finalement, l'ASFC décide, pour satisfaire le Montréalais, de changer le bracelet GPS pour un dispositif portatif, mais qui sera tout de même ôté de sa cheville et désactivé le temps du vol.

De plus, Charkaoui sera escorté par deux agents lors de ces voyages en avion Montréal-Halifax, le 31 mai, et Fredericton-Montréal, le 3 juin.

Une aberration, estime Adil Charkaoui: «Pourquoi payer deux fonctionnaires à l'heure plus les frais, dit-il à La Presse. Il suffisait d'envoyer un agent à l'embarquement et un autre à l'arrivée.»

«Maher Arar 2»

C'est à l'occasion de son voyage de retour vers Montréal par le vol Air Canada 7671 que la situation se corse.

14h54: Un inspecteur de Transports Canada avertit les deux agents de l'ASFC qui escortent Charkaoui que ce dernier, qui est sur une «no-fly list», risque de ne pas pouvoir embarquer. La route empruntée par l'avion survole le Maine pendant 45 minutes. Or les Américains «ne veulent pas que leur territoire soit survolé par un avion ayant le sujet (Adil Charkaoui) à son bord».

15h33: Adil Charkaoui est tout de même autorisé à embarquer pour des raisons non précisées. Mais après 40 minutes de vol, l'avion fait subitement demi-tour, sur ordre des Américains, et revient se poser à son point de départ. «Je voyais le territoire américain défiler sous mes yeux, se remémore M. Charkaoui. J'avais peur que l'on y atterrisse. Je me disais: ça va être Maher Arar 2.»

À 17h16, les deux agents de l'ASFC et Charkaoui sont priés de sortir de l'avion par une employée d'Air Canada. La valise de Charkaoui l'attend sur le tarmac. «Tout le monde me regardait par les hublots comme si j'étais un monstre.» Les agents se rendent aux toilettes pour remettre en marche le bracelet GPS. Leurs tentatives de réactivation sont infructueuses. Il n'y a pas de service, car le réseau utilisé par le bracelet qu'a choisi l'ASFC pour ce voyage ne couvre pas le Nouveau-Brunswick.

Qui a parlé aux Américains?

Toute la soirée, et même une partie de la nuit, l'ASFC tente de trouver un plan B. En attendant, Adil Charkaoui est toujours sans bracelet GPS. Tout ce monde passe la nuit à l'hôtel. Deux agents de la GRC sont appelés à la rescousse pour garder la porte de la chambre du Montréalais.

Le lendemain 4 juin, à 7h35, Adil Charkaoui part en direction de Montréal dans une auto de location. Trois agents de l'ASFC le suivent dans une autre auto louée. La «réception cellulaire n'est pas très bonne et GPS ne fonctionne pas», écrit l'un d'eux sur la route.

Pendant ce temps-là, les esprits s'échauffent à Montréal et Ottawa par courriels interposés. L'ASFC cherche à savoir qui a prévenu les Américains de la présence de Charkaoui à bord, ce qui pourrait constituer une violation de la vie privée, craint-on. Le DG «Communication» de l'ASFC écrit qu'il n'y avait pas de raison a priori de le faire puisqu'il s'agissait d'un vol intérieur et montre Air Canada du doigt.

Quant au directeur de la sécurité d'Air Canada, il mentionne à l'ASFC que cet événement va coûter cher à sa compagnie qui de plus croule sous les plaintes de passagers. «Personnellement, j'en suis au 26e appel relié à cet incident», conclut-il.

Dans un autre courriel, il envisage l'hypothèse que les agents de l'ASFC qui escortaient Charkaoui aient été armés. «Le problème: nous ne le savions pas, nous n'avons pas été avisés.» Nouvelle tentative de réactivation du bracelet à Rivière-du-Loup à midi lors de la pause repas. Cette fois, c'est la batterie du GPS qui est à plat.

Ce n'est qu'à 110 kilomètres de Québec que le système redevient enfin opérationnel. À 13h42, les agents de l'ASFC téléphonent à Adil Charkaoui pour lui demander de s'arrêter à la prochaine halte routière. À 13h45, Adil Charkoui récupère son dispositif de surveillance.

Dans son rapport, un des trois agents écrit: «13h46: Après nous être dit au revoir, le sujet est reparti. (portion censurée). Nous allions attendre quelques minutes avant de reprendre la route en direction de Montréal pour ne pas donner au sujet l'impression que nous étions encore en train de le suivre.»

Ils quittent la halte à 13h51.

Aujourd'hui, Adil Charkaoui aimerait bien découvrir qui l'a dénoncé aux Américains. «Qui avait intérêt à le faire si ce n'est le SCRS? C'était fait exprès pour forcer l'avion à atterrir en territoire américain. C'est vraiment grave», accuse-t-il.

Air Canada n'a pas répondu aux questions de La Presse. L'ASFC dit ne pas être davantage en mesure de répondre dans l'immédiat parce que l'organisme doit «consulter d'autres ministères».

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Une longue saga judiciaire

Adil Charkaoui est arrêté le 21 mai 2003 par des agents de l'Équipe intégrée de la Sécurité nationale. Un certificat de sécurité vient d'être délivré à son endroit par le gouvernement fédéral qui dit avoir «des motifs raisonnables de croire» qu'il «est ou a été membre du réseau Al-Qaïda». S'en suit une longue saga judiciaire de presque sept ans qui le mène deux fois en Cour suprême. Avec un certain succès puisque cela a conduit à une refonte de la loi encadrant les controversés certificats de sécurité ainsi qu'à une révision de certaines procédures du SCRS, en particulier le processus de destruction des notes opérationnelles. Le nouveau certificat de sécurité imposé à Adil Charkaoui en février 2008 à la suite de la décision du plus haut tribunal du pays est révoqué par la juge Danielle Tremblay-Lamer en septembre 2009. Le gouvernement fédéral avait décidé de retirer certains éléments de sa «preuve» parce qu'il soutenait, à l'inverse de la Cour, que la divulgation de ces informations, incluant l'identité de ses sources, pourrait être préjudiciable à la sécurité nationale. Depuis, Adil Charkaoui a déposé une poursuite de 24,5 millions contre le gouvernement, incluant le SCRS, la GRC et l'ASFC.