Aux prises avec une série de scandales sexuels, le centre jeunesse de Montréal a vu partir plusieurs employés au cours des dernières années. Mais il n'est pas toujours facile de démêler le vrai du faux. Comment protéger les enfants sans se livrer à une chasse aux sorcières? Voici le deuxième et dernier volet de notre dossier.

Chloé n'aurait jamais pu se douter qu'un banal jet de salive la mènerait jusque-là.

Un beau jour, à l'automne 2008, l'éducatrice de 21 ans punit un jeune délinquant gardé à Cité-des-Prairies parce qu'il vient de cracher sur un camarade. Le dur de 17 ans la prévient: «Toi, tu vas perdre ta job...»

«J'aurais dû le croire, dit-elle aujourd'hui. Le lendemain, la rumeur courait que j'avais eu une aventure avec un autre gars.»

Au fil des jours, l'histoire enfle. Le jeune et ses amis se mettent à raconter qu'elle a distribué des faveurs sexuelles à la ronde: fellations, caresses, danses lascives dans les chambres. La vie de la jeune femme bascule: elle est suspendue sans pouvoir parler à qui que ce soit.

Quelques mois plus tôt, ses lettres de recommandation étaient des plus élogieuses: Chloé est «un actif précieux pour toute organisation», rigoureuse, compétente, autonome, «appréciée de tous» et d'un «professionnalisme sans reproche».

«Du jour au lendemain, je suis devenue la pire des épouvantables. Même le syndicat m'a dit que ça valait mieux pour moi de démissionner. J'étais jeune. J'avais une autre job. Je voulais juste sortir de cet enfer.»

Erreur. Son départ semble confirmer les rumeurs. Et quatre mois plus tard, en février 2009, la police débarque. Ses nouveaux employeurs sont avisés. L'un la congédie sur-le-champ. L'autre l'affecte à des tâches administratives.

Pendant ce temps, le téléphone de Chloé sonne jour et nuit. «J'avais des messages d'extorsion à tour de bras. Les gars disaient: "Si tu nous donnes 5000$, on va admettre que c'est du gros niaisage." Ils voulaient sortir leur Cadillac de la fourrière. S'acheter un sofa. J'ai fini par déménager en catastrophe.»

Son avocat garde tous ces messages en vue du procès. Et lui conseille, comme tout criminaliste, de ne rien dire aux policiers.

Lors des interrogatoires, Chloé fulmine: dans les vidéos, ses supposées victimes se contredisent, dit-elle, ce dont témoignent certaines notes d'enquête obtenues par La Presse. Le délinquant qui a ouvert le bal affirme avoir surpris Chloé avec un autre. Quand cet autre nie, le premier se ravise et dit que tout s'est passé avec lui.

Un prétendu témoin, en échange de son récit, veut faire annuler des contraventions. Un autre garçon veut se faire amener chez le coiffeur.

Finalement, tout s'effondre à l'enquête préliminaire. Il n'y aura jamais de procès. En juin dernier, Chloé est enfin libérée des accusations qui pesaient sur elle.

«J'ai vécu deux ans d'enfer pour rien, résume-t-elle. Lors de mon dernier interrogatoire, j'étais enceinte de huit mois. J'ai vécu presque toute ma grossesse comme ça, et aussi les sept premiers mois de mon bébé. Ma mère a fait une crise cardiaque. Ç'a été une catastrophe familiale.»

Plusieurs victimes

Des catastrophes pareilles, d'autres éducateurs en ont vécu. «Vu la nature de leur travail, les intervenants sont exposés aux règlements de comptes», explique Sylvie Théorêt, qui préside le Syndicat des travailleuses et travailleurs du centre jeunesse de Montréal.

Mme Théorêt parle en connaissance de cause. Des parents fâchés de son témoignage ont déjà poussé leur fillette à dire qu'elle avait abusé d'elle et de quelques autres. Tout était faux, mais elle a dû partir en congé de maladie tellement l'affaire l'a secouée.

«Quand cela arrive, tu voudrais le crier pour mettre tes collègues en garde, dit-elle. Mais il ne faut pas donner de mauvaises idées aux jeunes.»

De toute façon, le tabou est immense, dit-elle. «Tous ne demandent pas de l'aide. Ils préfèrent s'en aller parce que, comme les victimes d'agression sexuelle, ils ont honte. Ils se demandent pourquoi ça leur arrive à eux, ce qu'ils ont fait pour mériter ça.»

À Cité-des-Prairies, une éducatrice soumise à quelques mois d'angoisse par les mêmes garçons que Chloé a eu un peu plus de chance. Les policiers lui ont offert de passer le test du polygraphe. Elle l'a réussi et a pu retrouver son poste. La direction a alors rencontré ses collègues pour dissiper les soupçons et les mettre en garde contre les manigances des jeunes.

Dans les Laurentides, un éducateur de 33 ans s'est plutôt battu pour retrouver son poste en 2006. Une adolescente disait avoir été victime d'attouchements. La police a jugé la preuve insuffisante pour porter des accusations. Une semaine plus tard, le centre jeunesse a tout de même congédié l'éducateur sous prétexte que «rien ne pouvait démontrer que la version de (la jeune fille) était impossible». Le tribunal d'arbitrage a plutôt conclu que l'histoire était invraisemblable, d'autant plus que l'adolescente avait déjà la réputation d'être avide d'attention et de fabuler.

De retour au centre jeunesse, l'éducateur va bien, assure son syndicat, mais ses souvenirs sont trop douloureux pour qu'il en parle.

De tels dénouements sont rarissimes, constate le témoin expert et psychologue Hubert Van Gijseghem. «Même lorsqu'on est innocenté, retourner dans son milieu est généralement impossible. C'est un drame épouvantable dont on ne sort jamais. Il y a trop de gens heureux d'y croire. Dans mes causes, j'ai vu plusieurs tentatives de suicide et de réels suicides.»

«À Cité-des-Prairies, dès que le doute est semé, tu es cuit. Il y a des cliques, un manque de solidarité et une violence psychologique incroyables», renchérit quelqu'un qui n'a pas été accusé, mais qui a vu de près ce qui s'est produit avec d'autres.

Une jeune éducatrice aurait même porté des griefs contre des collègues qui avaient colporté toutes sortes de ragots après qu'un père eut prétendu l'avoir vue assise sur les genoux de son fils, lors d'une visite.

Chloé rêve elle-même d'obtenir justice. Par exemple, de poursuivre au civil pour atteinte à sa réputation. «Pour le moment, c'est impossible, dit-elle. Me défendre m'a coûté très cher. Je dois encore de l'argent à mon avocat...»

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Un début de contre-attaque

Les fausses accusations d'agression sexuelle sont beaucoup plus fréquentes qu'on ne le croit. Du côté des enseignants masculins, un sur sept en a été victime, selon une récente étude de l'Université Nipissing, en Ontario. Lorsque les jeunes se plaignent de sévices, trois fois sur quatre, rien n'est prouvé, révèle la même étude.

Une enquête du quotidien britannique Daily Telegraph et les données d'une association française d'enseignants, l'Autonome de solidarité, confirment cette réalité. Résultat: les victimes commencent à se liguer. En Angleterre, elles peuvent se joindre à Falsely Accused Carers and Teachers ou à People Against False Accusations of Abuse. En Suisse, à sos-fausses-acusations.ch.