Au tournant des années 2000, le trafiquant Daniel Muir se réjouissait à l'idée de ne plus avoir à cacher son argent. La «petite madame chinoise» allait l'acheminer au Cambodge, disait-il. Bénie d'un côté par un moine devin, et de l'autre par une tireuse de cartes, cette association allait certainement réussir.

Mais l'avenir allait déjouer les diseurs de bonne aventure.

Le véritable avenir, c'est que, en 2004, Daniel Muir allait se faire ouvrir le crâne à coups de hachette en pleine rue au centre-ville de Montréal. Avant la fin de l'année, celle que le défunt appelait la «petite madame chinoise», Leng Ky Lech, et son mari, Sy Veng Chun, seraient accusés de blanchiment d'argent et crimes connexes. Leurs maisons de change, A et A Services monétaires et Peng Heng Or Gold, situées toutes deux au 1078, boulevard Saint-Laurent, figureraient aussi sur l'acte d'accusation.

Le vénérable couple, soupçonné d'avoir ouvert une banque au Cambodge (Peng Heng SME) avec de l'argent sale, celui de Muir principalement selon le ministère public, est en procès à Montréal depuis 15 mois, par à-coups. La somme qui aurait été engagée dans ces activités illicites n'est pas définie avec certitude, mais le chiffre astronomique de 100 millions a été évoqué.

Le processus judiciaire dure depuis novembre 2004, mais c'est en janvier 2010 que le procès s'est enclenché, devant le juge Patrick Healy. La Couronne tente de démontrer que, entre 2000 et 2005, les profits de Muir ont été transformés en or, en diamants et en immeubles au Canada, ainsi qu'en transferts et transports au Cambodge, avec l'aide des accusés, et que le fisc a aussi été floué.

Enquête internationale

Ce «mini-méga» procès a amené à la barre une cinquantaine de témoins jusqu'à présent, et plus de 450 pièces à conviction ont été accumulées. Pour étayer leur preuve, les procureures de la Couronne fédérale Marie-Michèle Meloche et Fabienne Simon s'emploient à attacher les fils entre des événements et transactions qui se sont tenus au Québec, en Colombie, au Mexique, à Cuba, aux Bahamas, en Jamaïque, en Floride, en Israël, en Belgique, au Cambodge...

Ayant pour objectif de déjouer les contrôles, le recyclage des produits de la criminalité implique forcément une série de transactions complexes. Les procès sont à l'avenant. Mais dans celui-ci, étonnamment, les témoins-vedettes, si on peut les qualifier ainsi, sont une ex-employée de Costco, coiffeuse et tireuse de cartes à ses heures, Suzanne Pépin, 60 ans, et un moine bouddhiste plus ou moins défroqué, Dara Chen, 43 ans.

C'est que, selon la preuve, Daniel Muir et Mme Lech croyaient à la divination. Assez pour demander l'approbation des forces occultes avant de faire une opération importante. Daniel Muir consultait Mme Pépin, qu'il rétribuait très généreusement, tandis que Mme Lech faisait venir régulièrement de Californie son guide spirituel, M. Chen, pour des séances. Les deux médiums étaient aussi appelés occasionnellement à sonder les personnes impliquées dans des transactions, ce qui en faisait des témoins privilégiés.

Enquêtes parallèles

Selon ce qu'on en sait, Muir et le couple Lech/Chun se seraient connus vers la fin des années 90. Bien involontairement, M. Chun a attiré l'attention sur lui une première fois, le 12 octobre 2002, à l'aéroport Trudeau, alors qu'il s'en allait au Cambodge avec le moine Chen. Une fouille de routine a permis de découvrir 600 000$ en argent US dans la valise de M. Chun. Il a offert des explications nébuleuses au sujet d'un prêt à rembourser à une tante et sa méfiance du système bancaire. L'argent a été saisi sans mandat, pour enquête.

De son côté, branché sur un cartel colombien, Daniel Muir importait de grandes quantités de cocaïne au Canada. Il ignorait qu'un de ses collaborateurs colombiens, Juan Carlos Umbacia Rua, était en fait un agent d'infiltration, qui travaillait dans le cadre d'une grande enquête de la Drug Agency Administration. Muir est mort en février 2004, sans savoir qu'il était occasionnellement filé par la police. Comme sa luxueuse maison de Saint-Hilaire appartenait sur papier à Mme Lech, des recoupements se sont faits. Et des langues se sont déliées. La fin du trafiquant allait en quelque sorte précipiter la chute du couple cambodgien.

L'année du singe (2004) a apporté la guigne à bien d'autres gens. L'enquête de la DEA a abouti en juin, avec l'arrestation d'une cinquantaine de personnes dans six pays, dont Elias Cobos-Munoz, considéré comme la tête dirigeante du «cartel des Caraïbes». Cinq Québécois ont été pris dans ce filet, dont Bernard Mondou, proche collaborateur de Muir, qui agissait à titre d'interprète et faisait du transport d'argent. Mondou, que Muir appelait parfois le «paranoïde», a été extradé aux États-Unis, où il a été condamné, en 2005, à une peine de 11 ans. Celle-ci a été réduite à 5 ans par la suite, compte tenu de sa collaboration. Mondou est venu témoigner au procès du couple cambodgien.

Il est à noter qu'un policier du SPVM, Pierre Goulet, ami d'enfance de Mondou, allait lui aussi tomber dans la foulée de cette affaire. Par appât du gain, entre 2000 et 2002, Goulet avait transporté des centaines de milliers de dollars au Québec et en Floride, pour les besoins de transactions. Il lui arrivait de montrer son badge à la douane pour passer plus facilement.

De plus, parlant l'espagnol, Goulet avait occasionnellement servi d'interprète lors de négociations entre les trafiquants, notamment pour l'envoi de 800 kg de cocaïne. En 2007, M. Goulet a démissionné du SPVM, et a écopé de 27 mois de prison après avoir plaidé coupable à des accusations de transport et possession de biens criminellement obtenus, ainsi que d'avoir agi à titre de prête-nom pour une résidence de son ami Mondou.

> La suite demain

Illustration: André Rivest, La Presse

Le trafiquant Daniel Muir.