Les croyances ésotériques sont au coeur d'un procès de blanchiment d'argent qui se tient depuis 15 mois, à Montréal. Leng Ky Lech et son mari, Sy Veng Chun, sont accusés d'avoir blanchi l'argent du trafiquant de drogue Daniel Muir. Ils ont plaidé non coupable. Dans le cadre de ce procès, la vie de Muir, assassiné en 2004, a été scrutée. En voici un résumé. Un premier texte sur ce procès a paru hier. Le dernier sera publié demain.

La neige tombe doucement sur le centre-ville de Montréal en cette soirée du 3 février 2004. Venant de sortir du club de danseuses Wanda's, un homme court dans la rue de la Montagne, avec deux individus à ses trousses.

«Appelez la police, ils vont me tuer», crie le fugitif, avant d'être rattrapé et exécuté à coups de hachette et de couteau, sous les yeux de passants éberlués. Sept ans plus tard, le meurtre sauvage de Daniel Muir n'est toujours pas résolu. Mais la vie tumultueuse de ce trafiquant de drogue de haut niveau, mort à 41 ans, est scrutée à la loupe au procès de Leng Ky Lech, 48 ans, et son mari, Sy Veng Chun, 63 ans. Ce couple d'origine cambodgienne établi à Montréal depuis longtemps est accusé d'avoir aidé Muir à recycler son argent sale, par le biais de ses maisons de change du Quartier chinois, A et A Services monétaires, et Peng Heng Or Gold. Selon le ministère public, ils possèdent aussi une banque à Phnom Penh, où les millions de Muir auraient été envoyés.

Monter, monter

Originaire de l'Abitibi, Daniel Muir a commencé jeune à trafiquer de la drogue, et a vite gravi les échelons. Après une peine de 18 mois pour le trafic de 220 grammes de cocaïne en 1988, il a été condamné à six ans en 1992, pour plusieurs kilos de cocaïne et de mari. La prison lui a permis de se faire des contacts avec des ténors du monde interlope, dont Frank Cotroni, selon Nathalie Jean, qui a partagé la vie de Muir pendant de nombreuses années et a eu deux enfants avec lui. Elle avait une vingtaine d'années quand elle l'a rencontré, vers la fin des années 80.

«De la journée que je l'ai connu jusqu'à sa mort, Daniel a continué de monter et monter, pour devenir de plus en plus dangereux et de plus en plus fou. Il est mort fou, mais c'était un homme extrêmement intelligent», a raconté Mme Jean, au procès des deux accusés.

Muir se targuait d'être un «bandit», et non pas un «voleur». Certains le surnommaient «Speedy», parce qu'il ne restait pas en place. D'autres l'appelaient «Frenchman», parce qu'il ne parlait ni anglais ni espagnol, alors qu'il faisait affaire avec des gens de l'Amérique du Sud, des Caraïbes et des États-Unis. Bernard Mondou, qui parle les trois langues, a agi comme interprète pour Muir dans différents pays, en plus de convoyer des millions pour ses importations. Muir «flashait», a relevé Mondou. Lors d'une rencontre «d'affaires» à Cuba, Mondou a pris l'argent de Muir pour payer les frais, car l'autre laissait de trop gros pourboires, ce qui attirait l'attention.

De fait, Muir dépensait sans compter, était prodigue avec les autres, payait toujours comptant et n'avait pratiquement rien à son nom. Voitures de luxe, maisons cossues, hôtels les plus huppés, chic restaurants, vêtements griffés...»Quand il rentrait quelque part, tout le monde le connaissait», se souvient Mme Jean. Il lui a acheté neuf motos Harley-Davidson pendant leurs fréquentations. «Il m'en faisait faire une sur mesure chaque année», se rappelle-t-elle. Jaloux, il ne voulait pas qu'elle travaille. Il la couvrait de cadeaux et de fleurs, pour se faire pardonner ses incartades et ses absences. Parce que lui, de son côté, était un homme à femmes.

Toujours plus d'argent

Malgré son penchant pour les femmes, Muir avait confié à Mme Jean que ça le «faisait plus tripper de faire de l'argent» que d'avoir une relation sexuelle.

«Il partait le matin avec sa valise et rentrait tard. Des fois il ne rentrait pas. Il disait que les deals, ça se fait à l'heure que le gars est là», a raconté Mme Jean. «Il vivait sa vie à 450 milles à l'heure et savait qu'il ne vivrait pas vieux.»

Mme Jean affirme avoir souvent demandé à Muir de tout lâcher pour aller s'établir avec elle et leurs enfants dans un autre pays. Il avait les moyens de le faire. «Il cachait son argent partout. Dans les plinthes, les prises électriques, les murs. Il faisait des trous dans la cour...» Muir éludait la question. «Je vais arrêter quand je vais avoir 50 millions.» Après, c'était «100 millions» qu'il lui fallait, selon Mme Jean.

Pendant un certain temps, Muir a dû se tenir tranquille, car la Commission des libérations conditionnelles l'avait à l'oeil. Mme Jean s'en réjouissait. «Je meurs depuis trois mois», s'est lamenté Muir.

Vers la fin des années 90, Mme Jean en a eu assez. Elle est partie vivre au Mexique avec leurs deux enfants. À distance, Muir payait tout, et s'y rendait pour voir les enfants. Mais quand il venait, il passait plus de temps à voir des contacts pour son business, selon Mme Jean. Vu son casier, Muir évitait les États-Unis.

Entretenir

Muir entretenait également sa nouvelle conjointe, ainsi que sa voyante et confidente, Suzanne Pépin. Muir a payé des cours de conduite à la quinquagénaire, lui a acheté une voiture, payait son loyer, ses comptes...Mais la voyante devait être au service de Muir au moindre claquement de doigts, et endurer de se faire traiter de «BS» quand il n'était pas de bonne humeur.

Muir s'était déjà fait tirer dessus. Avoir les dieux de son côté quand on vit dangereusement, ça ne peut pas nuire. Il a envoyé un subalterne brûler des lampions à Sainte-Anne-de-Beaupré. Il s'est également mis au bouddhisme avec Dara Chen, un ex-moine, présenté comme le conseiller spirituel de Mme Lech, lors du procès. Muir faisait installer un autel dédié à Bouddha dans chacune de ses maisons, et parfois même dans les hôtels où il descendait. Il y avait des prières, des offrandes, avec des fruits, des têtes de coq et du sang, se souviennent des témoins.

Muir n'est pas devenu zen pour autant. Des pertes survenues lors de grosses livraisons de cocaïne aux États-Unis le tourmentaient, sans compter la saisie des 600 000$ dans la valise de M. Chun, à l'aéroport Trudeau, en octobre 2002. «C'est mon crisse d'argent», rageait Muir. Dans la dernière période de sa vie, Muir était aussi furieux parce que Mme Lech ne lui donnait plus ses intérêts sur l'argent envoyé au Cambodge, et qu'elle se défilait, selon le témoignage de la voyante Suzanne Pépin. Il voulait récupérer son argent. «C'est elle ou c'est moi qui va y passer», aurait-il confié à Mme Pépin, quelques jours avant sa mort.

Source tarie

Quand Muir est mort, la source s'est tarie pour bien des gens. «Dans sa tête, tout ce que Daniel achetait et vendait, c'était pour ses enfants plus tard», dira Mme Jean. Mais ses affaires étaient si embrouillées qu'il n'en est rien resté pour eux. En 2006, Mme Jean est revenue sans le sou au Québec. Elle a suivi un cours et a trouvé un boulot pour faire vivre ses enfants. Poursuivie par le fisc, comme la voyante et la dernière conjointe de Muir d'ailleurs, elle a été contrainte de faire faillite. «Avant, Daniel me donnait 50 000$ pour aller magasiner. Là, j'ai de la misère à m'acheter une blouse à 10$, a-t-elle raconté.

Malgré tout, Mme Jean affirme que la mort de Daniel Muir l'a libérée, et qu'elle apprécie beaucoup plus sa vie maintenant.

Parce que la vie de Muir n'était pas normale.

La suite demain: Cacher cet encombrant argent