Vous allez à la poste un matin, et vous recevez enfin une réponse de l'ambassade du Canada. Avant de vous assurer de ses «sentiments les meilleurs», le secrétaire de l'ambassade vous informe que votre demande est rejetée parce qu'il y a «des motifs de croire que vous avez été complice de crime de guerre contre l'humanité».

C'est ce qui est arrivé à Midi Cyrille Henry, qui vit en Haïti et qui a longtemps souhaité immigrer au Canada. Aujourd'hui, ce n'est plus sa priorité. «Venir au Canada, pour moi, c'est devenu secondaire. Ce qui m'importe, c'est de blanchir ma réputation devant un gouvernement qui m'a faussement accusé.»

«Quand on reçoit une telle lettre, on est vraiment en état de choc. D'être montré du doigt pour des crimes de guerre que l'on n'a pas commis, ça laisse un goût amer, et pour très longtemps. Si je suis vraiment un criminel de guerre, pourquoi le Canada laisse-t-il les choses comme ça? Ne devrait-il pas me traduire devant le Tribunal pénal international ou quelque chose?»

En Haïti ou ailleurs, M. Henry n'a jamais été accusé de quoi que ce soit. Dans les nombreux échanges qu'il a eus avec le gouvernement du Canada, il n'est nulle part fait mention de quelque accusation directe que ce soit.

Au ministère canadien de l'Immigration, on a refusé d'accorder une entrevue à La Presse. Pour seule réponse, on a envoyé un courriel officiel d'un paragraphe dans lequel on explique, en gros, qu'effectivement, la demande de M. Henry a été rejetée en vertu de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, selon laquelle «un individu ayant commis des crimes contre l'humanité ou des crimes de guerre à l'extérieur du Canada est inadmissible au Canada».

Policier depuis 1995

Ce qui nuit à M. Henry, c'est qu'il est policier à Haïti depuis 1995.

Or, comme le fait remarquer François Crépeau, professeur titulaire à la faculté de droit de l'Université McGill, la police haïtienne, particulièrement à cette époque, n'avait pas la meilleure des réputations.

D'ailleurs, dans la correspondance entre le Ministère et une cousine de M. Henry - que ce dernier a autorisée à accéder à son dossier -, les fonctionnaires mentionnent à plusieurs reprises les noms de policiers (parmi lesquels certains, selon eux, auraient été des supérieurs de M. Henry) qui ont été accusés de brutalité policière qualifiée de crime contre l'humanité.

La cousine, qui habite au Canada depuis l'enfance, est médusée par tout cela. Ici, dit-elle, elle est habituée à un système juridique qui passe par des accusations fondées sur des faits vérifiés et non sur des on-dit. Au Canada, les procès sont menés en bonne et due forme, on peut se défendre et interjeter appel d'une décision. Rien de cela en matière d'immigration, dénonce-t-elle. «Je ne crois pas qu'un seul Canadien accepterait docilement que lui, sa soeur, sa mère, son père, son cousin, son gendre ou son fils soit "interdits de territoire" et, du coup, stigmatisés comme "auteurs ou complices de crime de guerre ou crime contre l'humanité" en raison de leur "implication dans la police" sans que personne ne puisse dire de quoi on les accuse exactement... sans qu'ils puissent même être mis à procès et jugés.»

De fait, le Canada met de l'avant des règles tout autres selon qu'il a affaire à un citoyen canadien ou pas, confirme François Crépeau. «Dans ce cas-ci, manifestement, le demandeur est policier en Haïti depuis 15 ans, donc on l'accuse par association, chose qu'on n'admettrait pas en droit criminel interne.»

Criminalité par association

Pour le Canada, poursuit-il, la priorité en matière d'immigration, ce n'est pas la justice, mais la sécurité. «Le Canada décide de façon souveraine de ceux qu'il admet ici et il n'hésite pas à y aller de catégories très larges de criminalité par association. Souvent, l'argumentaire fourni ne fait pas sérieux, mais, à la limite, le Canada pourrait même ne pas se justifier du tout.»

Bien sûr, le Canada pourrait faire des enquêtes approfondies, mais comme cela concernerait des milliers de gens, «cela coûterait des millions de dollars aux contribuables canadiens», fait remarquer M. Crépeau.

En conséquence, le Canada s'en remet aux services secrets de différents pays, poursuit-il, qui lui transmettent des renseignements en précisant bien que la source doit être gardée absolument confidentielle, faute de quoi on sera rayé de la liste d'envoi.

Les renseignements transmis peuvent être d'ordre aussi général que des coupures de journaux, «ou des rumeurs de type "untel m'a dit". Encore une fois, devant nos tribunaux, ça ne passerait pas, mais pour un service de renseignement qui n'a que la sécurité en tête, cela suffit».

Tout cela, note M. Crépeau, dit en toute sympathie pour les demandeurs, dont les démarches peuvent coûter des milliers de dollars et dont le destin peut se jouer sur des informations parcellaires qui peuvent être ou pas dignes de foi.

C'est le cas de Midi Cyrille Henry, comme cela l'a été, dit M. Crépeau, pour ces Tamouls arrivés l'an dernier par bateau, dont on a redouté qu'ils puissent être des terroristes. «Dans certains cas, la preuve pouvait être aussi mince qu'une petite médaille au cou que le Canada associait d'emblée à un symbole tamoul, alors que la médaille est traditionnellement offerte lors de fiançailles.»

Deux exemples frappants

Autre exemple particulièrement frappant: celui de Sugunanayake Joseph, à qui le Canada a accordé l'asile après l'assassinat de son mari (parlementaire sri-lankais) durant la messe de minuit, à Noël 2005. Aux funérailles, rapporte le Toronto Star, Bill Graham lui-même - alors ministre des Affaires étrangères - avait pris la peine de se déplacer et avait dit de Joseph Pararajasingham qu'il était «un homme de paix».

Or, voilà que, cinq ans après, un ordre d'expulsion a été donné contre la veuve de 74 ans. Dans ce cas-ci, une série d'associations ont amené les autorités à conclure que Joseph Pararajasingham était un tigre tamoul terroriste et, partant, sa veuve aussi, ce qu'elle nie avec véhémence.