Alors qu'Ottawa multiplie les arrestations dans le cadre de sa chasse aux 30 présumés criminels de guerre qui seraient cachés au Canada, les proches d'un des fugitifs implorent la clémence du gouvernement. Selon eux, l'Agence des services frontaliers fait fausse route en poursuivant ce Montréalais d'origine congolaise accusé d'avoir participé à la sanglante répression menée par les régimes de Mobutu et de Kabila.

«Mon père n'est pas un criminel de guerre. Il n'a jamais touché une arme. Il ne sait même pas comment en utiliser une, il travaillait seulement devant un ordinateur. Depuis que je suis née, je ne l'ai jamais vu tabasser quelqu'un. C'était un bon père», s'insurge Bariesa Bayavuge.

Le père de la jeune femme, Abraham Bahaty Bayavuge, fait partie de la trentaine de suspects dont la photo a été publiée la semaine dernière par le gouvernement Harper. Soupçonnés d'avoir été mêlés à des crimes contre l'humanité ou des crimes de guerre dans leur pays, la plupart d'entre eux étaient déjà en attente de leur expulsion du Canada lorsqu'ils ont pris la clé des champs.

Depuis que le ministre de la Sécurité publique Vic Toews a demandé l'aide du public pour les retracer, quatre suspects ont été arrêtés. Le ministre a annoncé hier l'arrestation d'Henry Pantoja Carbonel, 53 ans, d'origine péruvienne. Toutes les personnes arrêtées faisaient partie des 30 présumés criminels dont le nom et le portrait ont été publiés en ligne par l'Agence canadienne des services frontaliers (ASFC).

Mais Abraham Bahaty Bayavuge, lui, est toujours recherché. Même sa conjointe et ses cinq enfants, installés à Montréal, disent qu'ils ne l'ont pas vu depuis des années.

«On ne sait pas où il est, on ne lui parle pas depuis cinq ans. Ses enfants ont besoin de l'affection et de l'amour d'un père, mais il sait que s'il revient, on va le mettre en prison et lui dire de partir», raconte sa fille.

Arrivés au Québec en 2001, tous les autres membres de la famille Bayavuge ont obtenu le statut de réfugiés en 2004. Mais le père de famille, lui, n'a pas été admis, car il a été membre des forces de sécurité des dictateurs Mobutu et Laurent-Désiré Kabila, les deux hommes forts qui ont successivement gouverné la République démocratique du Congo.

Complice ou simple exécutant?

Abraham Bahaty Bayavuge a avoué s'être joint volontairement à l'Agence nationale d'immigration, puis au Service national de l'intelligence et de protection et à la Direction générale des migrations (DGM) de son pays.

Informaticien talentueux, il est ensuite vite monté en grade. «Sa section s'occupait des entrées et sorties d'informations concernant des citoyens expatriés du pays et des visas d'entrée des étrangers séjournant sur le territoire. Invité de nouveau à nous décrire son rôle au sein de la DGM, monsieur avoue qu'en fait, la DGM contrôle les ressortissants pour voir s'ils sont impliqués dans des complots contre le gouvernement en place», lit-on à son sujet dans une décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada.

M. Bayavuge a aussi expliqué aux autorités canadiennes que les opposants politiques, les journalistes et les gens des ONG étaient sous surveillance dans son pays et que son travail consistait à inspecter les listes de passagers à l'aéroport dans cette optique.

«Il affirme qu'il avait la responsabilité d'établir la liste des gens à surveiller», écrit le commissaire à l'immigration qui s'est penché sur son cas.

Celui-ci conclut qu'il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur a participé à la répression qui a marqué les règnes de Mobutu et Kabila au Congo. La preuve déposée en cour donne froid dans le dos. Elle ne relie M. Bayavuge à aucun crime particulier, mais parle d'arrestations d'opposants, de torture, de mauvais traitements, de meurtres impunis et autres «traitements inhumains» imposés à la population par des agents des gouvernements successifs.

Populaire dans sa communauté

Pour le président de la Communauté congolaise de Montréal, Jean-Marie Mousenga, le fait d'avoir travaillé comme informaticien pour un gouvernement, aussi sanguinaire soit-il, ne fait pas nécessairement de quelqu'un un complice.

«Pour le Canada, toute personne qui a travaillé dans un service de renseignement ou d'immigration dans notre pays est un criminel. Mais il n'était qu'un informaticien! S'il avait commis de vrais crimes chez nous, c'est nous qui l'aurions dénoncé, en tant que Congolais», explique celui qui se décrit comme un bon ami du fugitif.

M. Mousenga a d'ailleurs acheminé à La Presse un courriel envoyé par M. Bayavuge à partir de sa cachette. Celui-ci refuse toute rencontre en personne, mais il clame son innocence.

Il affirme que «la seule tache» dans son dossier est d'avoir travaillé pour les services d'immigration de son pays.

«Et comme notre service d'immigration est mal coté au Canada, voilà qui a fait croire au commissaire que [j'étais) complice des exactions commises par les membres de la famille politique de Mobutu», écrit-il.

«Nous connaissons les criminels qui endeuillent notre pays», ajoute-t-il, en citant une liste d'hommes politiques africains plutôt que de simples fonctionnaires comme lui.

Le président de la communauté congolaise à Montréal affirme avoir été inondé d'appels de compatriotes qui veulent aider M. Bayavuge, un homme apprécié dans sa communauté selon lui.

«C'était un garçon très impliqué dans la communauté, dans les activités socioculturelles. Nous allons organiser des actions pour le soutenir le moment venu. Ce n'est pas acceptable de le renvoyer alors que sa famille est ici», affirme-t-il.

«Pour le moment, je prie le ministre de l'Immigration Jason Kenney d'user de son pouvoir discrétionnaire pour rouvrir ce dossier. Et je suis sûr que si un autre juge se penche dessus, il va donner raison à M. Bayavuge», dit-il.

Abraham Bahaty Bayavuge

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DES SUSPECTS ET DES CONFLITS

Les 30 fugitifs qui figurent sur la liste d'Ottawa sont soupçonnés d'être complices de crimes contre l'humanité ou de crimes de guerre tels que des massacres ou des séances de torture commis dans leur pays d'origine. Jusqu'ici, quatre de ces criminels de guerre présumés ont été arrêtés.

RECHERCHÉ: Abraham Bahaty Bayavuge, Congolais, 49 ans

À Montréal au moment de sa disparition.

République démocratique du Congo: Les régimes de Mobutu, dans ce qui s'appelait autrefois le Zaïre, puis de Laurent-Désiré Kabila ont tous deux été condamnés pour la répression sanguinaire qu'ont subie les populations civiles et les opposants politiques. Les deux guerres dans lesquelles le pays a été plongé entre 1996 et 2002 ont mené à de graves accusations de crimes de guerre, notamment des massacres de civils, des viols de masse et même de cas de cannibalisme.

RECHERCHÉ: Atean Al Meliky Kesir Firs, Irakien, 37 ans

À Montréal au moment de sa disparition.

Irak: Des cas de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre ont été évoqués tant au sujet de l'ancien régime de Saddam Hussein que dans le cadre des luttes sectaires et des attentats terroristes qui ont secoué le pays après l'invasion américaine.

RETROUVÉ: Manuel De La Torre Herrera, Péruvien, 57 ans

Pérou: L'un des fugitifs arrêtés cette semaine dans la région de Toronto était sous le coup d'une ordonnance d'expulsion pour son implication présumée dans des cas de violations des droits de la personne commises par l'ancien gouvernement péruvien d'Alberto Fujimori, condamné à 25 ans de prison pour ses crimes contre des civils et des opposants politiques. Alberto Fujimori avait notamment mené une lutte sans merci contre la guérilla maoïste du Sentier lumineux.

RECHERCHÉ: Mohamed Ratni, Algérien, 36 ans

À Montréal au moment de sa disparition.

Algérie: La participation à la guerre civile qui a déchiré le pays ou aux activités de certains groupes terroristes islamistes locaux peut être un motif d'exclusion du Canada.

RECHERCHÉ: Arshad Muhammad, Pakistanais, 42 ans

À Montréal au moment de sa disparition.

Pakistan: La présence de mouvements terroristes et le recours à la violence par certaines organisations politiques afin de faire entendre leurs revendications rendent certains demandeurs d'asile inadmissibles au Canada en raison de soupçons de crimes contre l'humanité.