La violence conjugale est une réalité avec laquelle tous les policiers de l'île doivent composer au quotidien. Le journaliste Hugo Meunier et le photojournaliste Patrick Sanfaçon ont accompagné les policiers en patrouille dans la voiture No 30-2. Premier constat, la violence ne se limite pas à un homme qui bat sa femme. Querelles domestiques, menaces, apparences trompeuses: la violence conjugale possède plusieurs visages. Derrière la banalité des appels se cache une profonde détresse.

Ce premier vendredi de juin s'efface dans de spectaculaires teintes rosées. Un vent frais souffle. La soirée s'annonce tranquille. D'ordinaire, lorsque le mois commence par un week-end et que la chaleur est de la partie, les policiers montréalais en ont plein les bras avec les «VC»: les appels concernant la violence conjugale.

Les agents Mathieu Letarte-Gagnière, grand gaillard à la mâchoire carrée et aux épaules larges, et Stéphanie Morel, menue, énergique, l'oeil pétillant, du poste 30, font équipe exceptionnellement pour notre patrouille. La voiture est garée dans la cour d'une station-service du quartier Saint-Michel.

L'ordinateur de bord est programmé pour répartir uniquement les «VC», qui représentent quelque 10 000 appels chaque année au Service de police de la Ville de Montréal.

La radio grésille. Une citoyenne dit avoir vu un homme embarquer de force une femme dans une fourgonnette grise, dans le stationnement d'un supermarché de Saint-Léonard. L'agent Letarte-Gagnière écrase l'accélérateur. À 140 km/h sur l'autoroute Métropolitaine, il slalome entre les voitures. À Saint-Léonard, aucune trace de la camionnette. Sans numéro de plaque, aussi bien chercher une aiguille dans une botte de foin.

Qu'est-il arrivé à la femme?

* * *

«Deux-douze VC, les voisins entendent crier, une femme serait blessée», lance la répartitrice sur les ondes. «On le prend», répond notre policier avant d'activer la sirène et foncer à vive allure.

Une querelle vient d'éclater dans un appartement d'Hochelaga-Maisonneuve. Une femme serait en train de tout briser. La voiture de police se gare devant un immeuble de la rue Théodore.

La porte s'ouvre sur une femme dans la trentaine, assise sur un vieux canapé, une serviette ensanglantée autour de la main. Autour d'elle, les meubles ont été renversés, des vitres fracassées. Du sang macule les murs défraîchis. Un vieux matelas posé par terre constitue l'essentiel de l'ameublement de la chambre à coucher.

Au bout d'un long couloir, un homme dans la cinquantaine est assis sur une chaise, frêle, la tête entre les mains. «Là, elle est rendue dangereuse. Je ne veux pas la laisser dans la rue, mais je ne peux plus vivre comme ça...», dit l'homme à l'agent Letarte-Gagnière.

Les agents prennent à part l'homme et la femme pour comprendre ce qui s'est passé. On n'apprendra toutefois pas grand-chose du côté de la femme, intoxiquée par le crack et l'alcool. «Arrête de me parler, bitch!», hurle-t-elle en postillonnant, hystérique, à quelques centimètres du visage de l'agente Morel.

Dans ce cas-ci, il n'y a pas eu de violence à proprement parler. L'homme ne sait simplement plus comment contenir cette bombe à retardement, qu'il héberge depuis quelques années. Elle se prostitue dans le quartier et il lui offre le gîte.

Le jeune policier sort consulter son ordinateur. Ces gens sont fichés. «Attention! Ne touchez pas au sang», nous glisse-t-il à l'oreille en revenant. La femme est séropositive. Une ambulance arrive pour l'emmener à l'hôpital. «I love you, baby!», lance-t-elle, escortée par deux ambulanciers. «Moi aussi», soupire son coloc.

* * *

Autre appel. Une femme dit avoir peur de son conjoint. Celui-ci rappelle aussitôt pour dire qu'il s'agit d'une erreur.

Les policiers se mettent tout de même en route et s'immobilisent devant un triplex d'Hochelaga-Maisonneuve. Au deuxième étage, un jeune maigrichon grille une cigarette sur le balcon. Il ne cache pas son exaspération lorsque les policiers claquent les portières du véhicule: «Il n'y a aucun problème, j'ai dit!», peste-t-il.

Une autre voiture de police arrive. Deux agents discutent avec le jeune homme sur le balcon. Deux policières entrent dans l'appartement pour s'entretenir avec sa conjointe.

À l'intérieur, il faut enjamber toutes sortes de choses dans le minuscule logement pour atteindre le salon. Trois jeunes enfants, dont un bébé de 10 mois, sont assis sur le sofa, les yeux rivés au téléviseur. Il est minuit.

La femme, dans la jeune vingtaine, semble à bout de nerfs. «On s'est chicanés pour une histoire d'argent. Je voulais appeler la mère de mon chum pour lui demander de l'héberger cette nuit. Il m'a prise par le bras. J'ai appelé le 911», dit-elle, la voix éteinte. «Mon chum n'est pas agressif, mais il vient de travailler 12 heures et il est à fleur de peau», précise-t-elle.

Pour dormir, les parents partagent avec leurs enfants une pièce double; leur lit n'est séparé de ceux des petits que par un rideau. Ils peinent à endormir les enfants. Les voisins se plaignent.

Après avoir calmé les parents, les policiers négocient avec le jeune père, qui ira «ventiler» chez sa mère. Avant de partir, il demande à embrasser un de ses fils, un garçonnet de 3 ans coiffé à la mohawk. Une policière prend le petit dans ses bras. «Je t'aime, papa!», murmure l'enfant. «Bye, je m'excuse pour tantôt!», lance le jeune père de 21 ans à sa conjointe, à l'autre extrémité du logement.

* * *

Il pleut. Une femme alerte la police. Son ex l'aurait menacée de mort puis se serait réfugié à l'intérieur d'une banque. À l'arrivée des policiers, la femme dans la quarantaine fait les cent pas sur le trottoir, hystérique. Elle parle une sorte de jargon à consonance anglaise, quasi incompréhensible. Tandis que l'agente Morel s'occupe d'elle, son collègue se précipite dans la banque. Deux autres policières arrivent en renfort, au cas où les choses tourneraient au vinaigre.

L'homme sort de la banque au même moment. Le policier l'interroge. Selon sa version et celle de quelques témoins, la femme l'aurait agressé en agrippant la portière de son véhicule en marche. En réalité, elle tentait de l'empêcher de s'enfuir après qu'il l'eut menacée de mort.

Le couple a rompu en mai. En raison de ses antécédents en matière de violence conjugale, l'homme n'a pas le droit de s'approcher de son ex-conjointe. Il est donc aussitôt arrêté, menotté et emmené au poste de police. La plaignante, qui tremble comme une feuille, est aussi conduite au poste pour faire sa déposition. «Cette intervention illustre bien à quel point les apparences sont parfois trompeuses et compliquent notre travail. L'homme est dans le tort, mais les témoins avaient la perception que la femme était l'agresseur et lui la victime», résume l'agente Morel.

Si ce cas semble banal, les policiers ne peuvent pas le prendre à la légère. La plupart des homicides conjugaux se produisent tout juste après la séparation, lorsque l'homme réalise qu'il a perdu son ascendant sur sa victime, qu'il perd pied. «Les crimes passionnels sont parmi les plus violents parce qu'ils sont émotifs», souligne Stéphanie Morel.

* * *

Nous voici maintenant dans un immeuble à logements un peu glauque du quartier Villeray. Une femme appelle pour dire que son ex-conjoint l'a frappée.

Lorsque les deux policiers débarquent, un jeune homme trapu, une casquette enfoncée sur la tête, rumine devant la porte d'entrée. Des effets personnels et un sac à dos sont posés près de lui.

Les policiers s'approchent. Le jeune homme est une femme. Cheveux courts, t-shirt, épaules larges, bermuda et voix grave par-dessus le marché. «Fausse alerte ici, tout va bien, vous pouvez partir», lance-t-elle aux policiers. L'agente Morel demande à voir la personne qui a alerté la police. «C'est correct, je vous dis, décrissez!», beugle la jeune femme, agressive.

L'agente Morel lui ordonne de rester dehors pendant qu'elle va jeter un oeil dans l'appartement.

La jeune femme bloque la porte. Les esprits s'échauffent. L'agent Letarte-Gagnière enfile tranquillement ses gants noirs en tentant de raisonner la femme. Sans succès. Les deux policiers finissent par la maîtriser et lui passent les menottes. Deux autres policiers arrivés entre-temps leur prêtent main-forte. La jeune femme se débat vigoureusement. Plusieurs voisins sont penchés aux fenêtres et insultent copieusement les policiers. «Criss, vous ne voyez pas que vous lui faites mal! Quatre contre une, vous n'avez rien de mieux à faire?», peste un voisin. Un autre sort ses déchets, même si une agente lui a demandé de patienter avant de sortir de l'immeuble.

Finalement, deux policiers montent dans l'immeuble pour rencontrer l'ex-conjointe de la suspecte. Cette dernière ne supporte pas leur rupture et l'a frappée alors qu'elle tenait son bébé de quelques mois dans les bras. La victime a subi des blessures aux côtes et a porté plainte.

Pendant que son ex-compagne est maîtrisée contre la voiture de patrouille avant d'être embarquée, la plaignante est penchée à la fenêtre du troisième étage, son bébé toujours dans les bras. «Ne lui faites pas de mal!», implore-t-elle.