Après une guerre juridique de plus de quatre ans, Insite vient de gagner son ultime bataille contre le gouvernement Harper. La Cour suprême a rendu hier une décision unanime qui ouvre la voie à la multiplication des centres d'injection supervisée au pays, possiblement même à Montréal.

Le plus haut tribunal du pays a conclu que de refuser à la clinique Insite de poursuivre ses activités violait le droit à la vie garanti par la Charte canadienne des droits et libertés. Le jugement est particulièrement dur pour les conservateurs. Les magistrats exigent en effet que le gouvernement Harper reconnaisse qu'il a commis une erreur en cherchant à faire fermer Insite.

La position des conservateurs «aurait eu pour effet d'empêcher les consommateurs de drogues injectables d'avoir accès aux services de santé offerts par Insite, ce qui aurait mis leur santé et leur vie en danger», peut-on lire dans le jugement.

Insite est le premier et le seul centre d'injection supervisée au pays. Ouverte en 2003 à Vancouver, la clinique permet aux héroïnomanes de s'injecter leur drogue dans un environnement propre et sûr. La Cour a reconnu dans son jugement qu'Insite a sauvé des vies. Il y a eu 2000 surdoses dans les locaux de la clinique depuis son ouverture, mais aucune n'a été mortelle, grâce au personnel infirmier qui s'y trouve.

«Au cours de ses huit années d'activités, il est démontré qu'Insite a sauvé des vies, sans avoir aucune incidence négative observable sur les objectifs du Canada en matière de sécurité et de santé publiques», dit la décision.

Le jugement, cinglant, a été mal accueilli à Ottawa. «Nous sommes déçus de cette décision, qui va à l'encontre de notre politique, a lancé le premier ministre du Canada, Stephen Harper. Nous lirons le jugement, mais évidemment nous allons respecter la décision de la Cour suprême.»

«La préférence de ce gouvernement en matière de lutte contre la drogue est de poursuivre en justice ceux qui vendent de la drogue et créent une addiction au sein de la population», a insisté M. Harper.

Les partis de l'opposition ont quant à eux applaudi la décision. Le centre d'injection Insite se trouve dans la circonscription de Vancouver-Est, représentée par la néo-démocrate Libby Davies. «Depuis que le site a ouvert ses portes, les overdoses fatales ont diminué d'un tiers. Aujourd'hui, les gens qui utilisent ce service ont été entendus», a dit la députée.

Hedy Fry, porte-parole libérale en matière de santé et députée de Vancouver-Centre, estime que le jugement envoie un message clair aux conservateurs: «Leur position est indéfendable, a-t-elle écrit dans un communiqué. Leur guerre contre la drogue n'a pas marché au Canada et est un terrible échec.»

Un centre à Montréal?

Pour fonctionner sans être inquiété par la police, Insite doit être exempté de la Loi sur les drogues. Dans les débuts de la clinique, le ministre libéral de la Santé avait accordé cette exemption. Une fois arrivés au pouvoir, les conservateurs ont indiqué qu'ils n'avaient pas l'intention de la renouveler, ce qui a entraîné la bataille juridique qui se termine aujourd'hui.

Le plus haut tribunal au pays précise que ces exemptions devront être accordées à l'avenir, ce qui ouvre la porte à la multiplication des centres d'injection supervisée. «Dans les cas où l'existence d'un site d'injection supervisée diminuera le risque de décès et de maladie et où il n'existe guère de preuve qu'elle aura une incidence négative sur la sécurité publique, le ministre devrait en règle générale accorder une exemption», indique la Cour.

À Montréal, Cactus veut ouvrir une clinique d'injection supervisée au centre-ville. L'organisme a pignon sur rue près de l'Université du Québec à Montréal, où il distribue des seringues propres aux toxicomanes. Les utilisateurs n'ont toutefois pas le droit de s'injecter leur drogue sur place.

Le projet, qui devait être lancé au printemps dernier, piétine depuis des mois. Cactus doit encore attendre le rapport d'un groupe de travail dirigé par la Direction de la santé publique de Montréal, qui s'est déjà dite en faveur des centres d'injection supervisée. Le document, qui devrait être prêt d'ici à la fin de l'année, se penche sur le projet de l'organisme et sur son «acceptabilité» au centre-ville.

«La Cour reconnaît que la toxicomanie est une maladie et que les gens qui sont aux prises avec cette maladie ont droit aux services de santé, note Richard Lessard, directeur à la Direction de la santé publique de Montréal. La distinction entre la maladie et quelque chose qu'on fait par choix est fondamentale dans ce jugement.»

Le ministre de la Santé du Québec, Yves Bolduc, a réagi avec prudence au jugement, qu'il n'avait pas eu le temps de lire. «Comme ministre, je dois rester au-dessus de la mêlée et prendre le temps de regarder toutes les implications du jugement, a-t-il dit. On ne pouvait rien faire tant qu'on n'avait pas eu ce jugement, on l'a eu ce matin [hier]. Il faut l'étudier à fond afin de voir comment on va travailler avec nos partenaires.»

La décision de la Cour a aussi réjoui bien des utilisateurs actuels et passés de la clinique Insite. «J'ai entendu que les gentils avaient gagné!», a lancé Tim Page, joint à Vancouver.

L'homme de 29 ans a longtemps fréquenté le centre. Il n'y va presque plus depuis qu'il a suivi une cure de désintoxication au printemps dernier dans les locaux d'Insite. Il dit qu'il n'aurait suivi une telle cure nulle part ailleurs. «Ce sont les seuls à qui je faisais confiance, dit-il. Maintenant, je suis presque complètement clean, j'ai même un appart. Même si je ne vais plus à Insite, c'est une bonne nouvelle pour les autres qui auront besoin d'aide.»

- Avec Joël-Denis Bellavance et Tommy Chouinard