La femme et les trois jeunes filles de la famille Shafia retrouvées mortes dans une écluse à Kingston Mills, le 30 juin 2009, ont bel et bien été victimes d'un crime d'honneur, a plaidé la Couronne à l'ouverture du procès, jeudi. Récit d'une histoire tragique.

Mohammad Shafia, sa femme Tooba et leur fils aîné Ahmed étaient sur les lieux quand la Nissan Sentra a plongé dans l'écluse de Kingston Mills, dans la nuit du 30 juin 2009, avec une femme et trois jeunes filles de leur famille à bord. La voiture a été poussée, et il s'agit de meurtres soigneusement planifiés visant à venger l'honneur de la famille.

Voilà la théorie que la Couronne entend prouver au procès des trois Shafia qui a commencé jeudi, à Kingston. Mohammad Shafia, 58 ans, sa femme Tooba, 41 ans, et leur fils aîné Ahmed, 20 ans, sont accusés des meurtres prémédités de Rona Amir Mohammad, 53 ans, Zainab, 19 ans, Sahar, 17 ans, et Geeti, 13 ans.

Rona était la première femme de Mohammad. Les trois autres sont trois des sept enfants que M. Mohammad a eus avec sa seconde femme, Tooba. Les quatre malheureuses ont péri noyées. Le pathologiste ne peut cependant pas déterminer si elles sont mortes dans l'écluse ou si elles avaient été noyées ailleurs avant. De toute évidence, elles n'ont pas tenté de sortir de la voiture.

Ces données, de même qu'une multitude d'autres détails de la preuve, ont été révélés jeudi, lorsque la procureure de la Couronne, Laurie Lacelle, a fait son discours d'ouverture aux jurés. Dans une salle bondée, et devant les gens médusés par la teneur du récit, Me Lacelle a raconté pendant plus d'une heure et demie l'histoire de cette famille originaire de l'Afghanistan, résumé l'enquête policière et exposé le motif allégué de cette tragédie. Tout cela reste à prouver, bien sûr, et c'est ce que la Couronne tentera de faire au cours de ce procès qui doit durer de 8 à 10 semaines.

Selon l'exposé de Me Lacelle, Rona et les trois jeunes filles qui ont péri avec elle vivaient dans un régime très strict à la maison. Elles aspiraient à plus de liberté et envisageaient toutes de quitter le domicile familial. Les jeunes filles voulaient vivre à l'occidentale, s'habiller à leur guise et sortir avec les garçons de leur choix.

Cela allait apparemment à l'encontre des traditions et des principes de Mohammad Shafia, homme d'affaires prospère de confession islamique. Quand l'homme était à Dubaï, ce qui arrivait plusieurs fois par année, c'est son fils aîné, Ahmed, qui avait l'autorité sur la famille, y compris sur Zainab, soeur qui était plus vieille que lui, a souligné Me Lacelle.

Histoire de la famille

Mohammad a épousé Rona Amir en Afghanistan, au tournant des années 80. Puisque celle-ci ne pouvait lui donner d'enfant, il a plus tard pris une deuxième femme, comme cela est permis en Afghanistan. Mohammad et sa deuxième femme, Tooba, ont eu sept enfants. Rona aidait à élever les enfants, comme s'il s'agissait des siens. D'ailleurs, 40 jours après la naissance de son troisième enfant, Tooba a donné le poupon à Rona, en lui disant qu'il était le sien. Il s'agissait de Sahar, avec qui Rona a entretenu des liens très étroits jusqu'à leur mort tragique.

Selon le récit de Me Lacelle, Mohammad et sa famille sont partis de l'Afghanistan en 1992. Ils ont vécu ensuite au Pakistan, en Australie et à Dubaï. En juin 2007, la famille est venue s'établir au Canada. Rona n'était pas du groupe. Elle est venue les rejoindre quelques mois plus tard. Sachant que la polygamie était interdite au Canada, Mohammad l'a fait passer pour une tante ou une cousine. La famille a pris un grand logement rue Bonnivet, à Saint-Léonard. Mohammad a acheté un centre commercial à Laval et a entrepris de se faire bâtir une grande maison à Brossard.

Mais la vie au Canada allait comporter aussi des écueils.

Choc des cultures

Les soeurs Shafia auraient vite adopté le mode de vie occidental. Elles s'habillaient de manière trop provocante aux yeux de leur père, se maquillaient, sortaient avec des garçons en cachette.

Un jour, en 2008, Zainab aurait eu le malheur d'inviter un garçon à la maison. Elle croyait que toute la famille était partie. Mais Ahmed est arrivé et les a surpris. Comme punition, Zainab aurait été retirée de l'école et confinée à la maison pendant près d'un an. En avril 2009, elle s'est réfugiée dans une maison pour femmes en difficulté. Au bout de deux semaines, sa mère a réussi à la faire revenir à la maison. Mohammad aurait considéré cette fugue comme un déshonneur.

En juin 2009, Mohammad a décidé de partir en voyage à Niagara Falls avec toute la famille. Il disposait de deux véhicules: une Lexus et une camionnette Montana. Néanmoins, le 22 juin, veille du départ, il a acheté une Nissan Sentra d'occasion pour 5000$. Le lendemain, la famille de 10 est partie à bord de deux voitures: la Lexus et la Nissan, laquelle allait devenir le tombeau de Rona, Zainab, Sahar et Geeti.

Le drame s'est produit sept jours plus tard, lorsque la famille faisait route vers Montréal. Fatigués de rouler, vers 1h30 le matin du 30 juin, Ahmed et Mohammad ont loué deux chambres au Kingston Motel East, situé à environ trois kilomètres des écluses. Vers la fin de la matinée, les parents se sont rendus à la police pour signaler la disparition des quatre femmes et de la Nissan. La voiture venait justement d'être découverte au fond de l'écluse.

Les parents ont fait valoir qu'il s'agissait d'un terrible accident. Zainab aurait pris la voiture, sans savoir conduire. Mais la scène racontait une tout autre histoire. Trois semaines après le drame, le père, la mère et le frère ont été arrêtés.

Recherches sur Google

Si on se fie au résumé de Me Lacelle, et à certaines pièces à conviction montrées au jury, jeudi, la preuve s'annonce accablante. Des pièces brisées provenant des deux voitures ont été trouvées sur les lieux, aux écluses. La Lexus était abîmée à l'avant, alors que la Nissan était abîmée à l'arrière.

La procureure a signalé qu'elle entendait aussi prouver qu'Ahmed avait fait des recherches sur Google, dans les semaines précédant la tragédie, pour trouver le «meilleur endroit pour tuer quelqu'un». Des magnétophones installés secrètement dans le véhicule des Shafia après le drame démontrent que le couple a tenu des propos très révélateurs au sujet des défuntes.

«Que le diable aille chier sur leur tombe», aurait dit M.Shafia, en signalant qu'elles avaient déshonoré la famille, qu'elles ne valaient pas mieux que les putains qui se tiennent sur le coin des rues, prêtes à monter avec le premier venu. «Des filles en soutien-gorge et petite culotte.»

«Elles nous ont trahis. Elles ont trahi le genre humain. Elles ont trahi l'islam. Elles ont trahi la religion. Elles ont trahi la tradition. Elles ont tout trahi», aurait lancé Mohammad Shafia, qui a également martelé qu'«il n'y a rien de plus important que l'honneur». Sa femme Tooba abondait et Ahmed écoutait.

Le procès se poursuit aujourd'hui, à Kingston. Il est à noter qu'en 2008 et 2009, trois plaintes auraient été portées à la Direction de la protection de la jeunesse au sujet des adolescentes. Les dossiers auraient été évalués, mais pas retenus. La Couronne compte faire la preuve de tout cela en temps et lieu.