Les tribunaux du Québec, contrairement à ceux des autres provinces canadiennes, n'ont à ce jour jamais retenu de plainte pour profilage racial contre des policiers. Pourquoi? La Commission des droits de la personne et la Ligue des droits et libertés estiment que les autorités font de l'obstruction systématique pour éviter de se retrouver avec ce genre de dossier. De leur côté, les policiers interrogés disent faire le nécessaire pour lutter contre le problème.

La Commission traite actuellement une centaine de plaintes de profilage racial, mais aucune n'a encore trouvé son chemin devant les tribunaux, encore très frileux, qui renvoient presque systématiquement les dossiers au Comité de déontologie policière. «La preuve est très difficile à faire parce que jamais le policier ne va admettre qu'il a arrêté quelqu'un à cause de sa couleur», explique un des avocats de la Commission, Me Pierre-Yves Bourdeau. L'organisme qu'il représente a produit en 2010 un volumineux rapport sur le profilage racial.

L'idée de ce rapport a commencé à germer autour de 2004, lorsque de plus en plus de plaintes de profilage racial en lien avec des interventions policières ont commencé à atterrir sur le bureau de la Commission.

Me Bourdeau concède que l'inconscient et la méfiance peuvent motiver l'arrestation de certains individus. Les stéréotypes ont aussi un rôle à jouer, enchaîne sa collègue Michelle Turenne, qui a agi à titre de conseillère juridique dans la production du rapport.

À cause de ces préjugés solidement ancrés, une bonne partie de la population ne voit rien de déplorable à ce profilage, se désole Me Bourdeau. «Les gens doivent faire des liens avec la pauvreté, le manque d'éducation», explique sa consoeur.

Un travail colossal et un peu de courage judiciaire seront nécessaires pour faire reconnaître le problème au Québec, estime la Commission. À ce chapitre, le Québec a des années-lumière de retard sur le reste du pays, notamment l'Ontario, où les tribunaux ont entendu plusieurs causes de profilage. «Ça prend un juge qui prend le taureau par les cornes et qui a l'esprit assez ouvert pour tenir compte du contexte», résume Me Bourdeau.

Mais le travail sera colossal.

Parlez-en à Me Turenne, elle-même aux prises avec les préjugés.

Lorsqu'elle se balade avec ses enfants, cette résidante du Vieux-Montréal se fait parfois arrêter dans la rue par les gens de son voisinage. «Êtes-vous disponible pour garder mes enfants?», demandent-ils, croyant avoir affaire à une nounou.

Des bâtons dans les roues

La Commission des droits de la personne et de la jeunesse et la section québécoise de la Ligue des droits et libertés accusent la Ville de Montréal et son service de police de torpiller toute plainte pour profilage racial. «Il y a une obstruction systématique de la part de la Ville quand la Commission mène ses enquêtes auprès d'un plaignant. Les avocats de la police font le nécessaire pour court-circuiter les enquêtes», dénonce Me Bourdeau, de la Commission.

Chaque dossier soumis par la Commission s'enlise dans les détails techniques et se promène durant des années devant différents tribunaux. «On a encore un ou deux jugements sur le fond, mais on n'a pas encore eu de décision», explique Michèle Turenne. «Les deux seuls jugements sur le fond admis pour profilage racial au Québec ont été faits devant des juges noirs», ajoute l'avocate. Même si les deux jugements ont été favorables aux plaignants, aucune plainte pour profilage racial n'a été retenue. L'avocate soupçonne également la Ville d'abandonner délibérément une cause en dernier recours, de peur de se mouiller dans l'épineux dossier du profilage racial.

«Pour nous couper l'herbe sous le pied, la Ville offre aussi la médiation, à laquelle nous ne pouvons assister», ajoute Me Turenne.

À l'instar des avocats de la Commission, la Ligue des droits et libertés se demande qui, entre la Ville et la police, demande aux procureurs de bloquer toutes ses requêtes en matière de profilage. «D'un côté, la Ville dit vouloir s'attaquer au profilage racial, de l'autre, elle fait tout pour empêcher les plaintes de se rendre au bout du processus. Il s'agit d'une tactique pour décourager les gens qui veulent obtenir justice», déplore Nicole Filion, avocate et coordonnatrice à la Ligue des droits et libertés.

Malgré le volumineux rapport produit par la Commission et des dizaines de recommandations, le gouvernement n'a rien fait de tangible pour reconnaître l'existence de ce fléau, croit-elle. «Il faut soutenir les victimes de profilage afin qu'elles ne perdent pas confiance dans le système», ajoute la juriste.