Une banque de données réunissant les informations personnelles des alcooliques et des toxicomanes qui fréquentent les centres de réadaptation en dépendance du Québec est en train de voir le jour. Un petit groupe d'intervenants veut faire avorter ce projet, car il craint que le gouvernement n'utilise ces informations compromettantes à de mauvaises fins.

À leur insu, les alcooliques et les toxicomanes du Québec pourraient bientôt voir leurs informations personnelles voyager d'un ministère à l'autre.

 

Depuis le mois d'avril, les centres de réadaptation en dépendance (CRD) de la province récoltent une série de données très précises sur leurs clients comme leur nom, leur numéro d'assurance maladie et leur type de dépendance. D'ici quelques mois, ces informations pourraient être centralisées au gouvernement.

Sur les 22 CRD du Québec, seul le Centre Dollard-Cormier à Montréal refuse de participer à cette collecte de données. Les 350 employés du Centre estiment que cette manoeuvre ne respecte pas la confidentialité des dossiers de leurs clients.

«Plein de gens fréquentent les centres de réadaptation en dépendance justement parce que notre service est confidentiel. Il y a des artistes, des gens connus. S'ils savaient que leurs informations circulent partout, ils ne viendraient pas», commente le président du Syndicat des professionnelles et professionnels du Centre Dollard-Cormier, Jacques Normand.

Les personnes qui fréquentent les CRD sont atteintes de dépendances diverses (cyberdépendance, jeux, pornographie, drogue, alcool...).

Jusqu'au mois d'avril, les CRD ne récoltaient que des informations générales sur leurs usagers. Par exemple, un intervenant qui traitait un toxicomane devait transmettre les trois premiers chiffres du code postal de son client ainsi que le type de dépendance dont il souffrait. Il donnait ces informations à la Régie de l'assurance maladie du Québec (RAMQ) qui dressait des statistiques générales (nombre de toxicomanes montréalais, nombre d'alcooliques lavallois, etc.).

Mais en avril, le système de collecte de données a été modifié. Les centres de réadaptation en dépendance doivent maintenant inscrire dans leur banque une série d'informations personnelles.

Les intervenants doivent préciser le profil des usagers. «On doit dire s'ils ont un casier judiciaire, s'ils ont un problème de santé mentale ou s'ils sont itinérants», dit M. Normand.

Le type de dépendance doit aussi être spécifié. Un code est affecté à chaque dépendance. Par exemple, le 4285 désigne les gens accros aux antidépresseurs, le 4253 ceux achetant compulsivement des billets de loterie, le 4293 les consommateurs d'héroïne injectable...

«Si quelqu'un consomme une drogue illégale, on doit donner son nom et son numéro d'assurance maladie. Tout pour l'identifier facilement. Je ne suis pas à l'aise avec ça, critique M. Normand. En tant que psychologue, je suis soumis au secret professionnel. Je ne comprends pas pourquoi j'aurais à divulguer ces informations.»

Le MSSS assure que, pour l'instant, les données sont conservées à l'intérieur des CRD et qu'elles ne sont pas transmises à la RAMQ. M. Normand affirme le contraire. «On transmet déjà nos données détaillées à la Régie», dit-il, en fournissant comme preuve des rapports de transmission.

Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) reconnaît qu'à court terme, son objectif est de centraliser les statistiques à la RAMQ pour créer une banque de données commune sur les usagers des centres de réadaptation en dépendance.

La mission de cette banque reste floue. «Ça nous permettra de faire des suivis de gestion et des suivis de clientèle», dit la directrice des services sociaux généraux de la jeunesse et communautaire au MSSS, Nicole Lemieux.

M. Normand s'interroge sur l'objectif réel de la banque commune. «On peut se demander quel est l'intérêt pour un gouvernement de se doter d'un fichier central informatisé des alcooliques, toxicomanes et joueurs pathologiques, dit-il. Est-ce aux fins de contrôle, d'enquête ou de surveillance?»

Une banque diffusée partout

Le fonctionnement de la banque commune est détaillé dans un document intitulé Cadre normatif: SIC-SRD. C'est en épluchant ce volumineux dossier que M. Normand a réalisé que l'anonymat des clients ne serait plus protégé.

M. Normand a aussi appris que la banque centrale permettra à différents organismes d'avoir accès aux dossiers de ses clients.

Le «cadre normatif SIC-SRD» mentionne effectivement que «le personnel du MSSS, des Agences de santé et des services sociaux et tout autre partenaire selon les besoins peuvent être des utilisateurs» de la banque de données commune.

«On craint que les dossiers ne soient envoyés au ministère de la Justice, à la Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ), au ministère de la Sécurité sociale... énumère M. Normand. Imaginez ce qui arriverait si le ministère de la Justice avait en main le nom et l'adresse des consommateurs d'héroïne du Québec? Le potentiel de discrimination est énorme.»

Pour cette raison, les employés du Centre Dollard-Cormier boycottent la collecte de données depuis avril.

La directrice générale du Centre Dollard-Cormier, Madeleine Roy, comprend les craintes de ses employés. «Je suis en train d'écrire une lettre aux responsables de la banque de données pour savoir ce qui se passe avec l'anonymat des usagers», dit-elle.

Mme Lemieux, du MSSS, assure que la banque commune sera anonyme. «Le projet de banque commune doit être adopté par le Conseil des ministres au cours des prochaines semaines. Mais avant, la Commission de l'accès à l'information devra donner son accord», dit-elle.