Notre temps était compté et déjà Louise Arbour s'était levée. Une dernière question, Mme Arbour... Vous dites que la guerre elle-même a changé depuis qu'on a créé des tribunaux pénaux internationaux. Vous voulez dire qu'on ne fait plus la guerre comme avant, qu'elle est moins barbare en somme?

«La méthodologie de la guerre elle-même a changé, parce que les militaires et les dirigeants politiques sont conscients qu'ils engagent leur responsabilité personnelle; ils peuvent être poursuivis pour crimes de guerre. Je peux vous dire qu'avant 1993 (création du Tribunal pénal international sur l'ex-Yougoslavie), aucun général ne partait à la guerre avec la Convention de Genève. Aujourd'hui, ils ont tous un conseiller juridique à leurs côtés. Quand on pense à l'obligation de proportionnalité, par exemple...»

Justement, le juge Richard Goldstone vient de déposer un rapport accusant Israël et le Hamas de crimes de guerre. Le Hamas pour les roquettes lancées sur les civils israéliens, Israël pour avoir attaqué de manière disproportionnée la population dans la bande de Gaza. Où voyez-vous une grande avancée?

Elle était rendue à la porte, où l'attendaient impatiemment les gens du Centre d'étude et de recherche internationale de l'Université de Montréal (CERIUM), pour un atelier avec une trentaine d'experts et de chercheurs. Elle m'a regardé avec un sourire.

«Malheureusement, l'entrevue est terminée!»

Après ce qu'on lui a fait subir quand elle était haut-commissaire de l'ONU aux droits de l'homme, elle était manifestement contente de reporter cette discussion.

Quand Israël a riposté aux tirs de roquettes du Hezbollah et à l'enlèvement de deux de ses soldats en bombardant le Liban, en 2006, Louise Arbour a envoyé un communiqué blâmant les deux parties. Soudainement, plusieurs amis d'Israël l'ont accusée d'avoir un parti pris anti-israélien. Au Canada, le criminaliste Eddie Greenspan s'est fendu d'un long commentaire particulièrement méchant et gratuit, allant jusqu'à dire qu'elle devrait retourner à la faculté de droit. Elle l'a dit souvent depuis: elle récrirait le même communiqué. Mais on a fait comme si elle n'avait blâmé qu'Israël, ce qui est totalement faux.

Qu'importe, le dénigrement a porté ses fruits amers et quand, l'an dernier, elle a quitté son poste de haut-commissaire, les États membres l'ont tous saluée, y compris les États-Unis, qui avaient eu quelques accrochages. Le Canada n'a rien dit. Le ministre Vic Toews, à la Chambre des communes, est allé jusqu'à dire qu'elle était une «honte pour le Canada», sans jamais s'expliquer, sans jamais s'excuser.

C'était profondément injuste, mais tout ça est passé, et Louise Arbour est tenue en assez haute estime dans la communauté internationale pour avoir été nommée présidente de l'International Crisis Group (crisisgroup.org), l'été dernier.

Son conseil d'administration comprend d'anciens diplomates prestigieux de nombreux pays, de Kofi Annan à Wesley Clark et Zbigniew Brzezinski, en passant par l'ancien président du Parlement européen et des anciens ministres russe, israélien, allemand, chilien, etc.

Cette organisation privée jouit d'un budget de 16 millions et emploie 130 personnes partout dans le monde. Ces gens sont sur le terrain pour documenter les conflits et les analyser. Souvent, ses représentants sont présents là où la presse, les diplomates et l'ONU ne peuvent pas se rendre.

«Quand j'étais employée des Nations unies, j'étais soumise aux règles de sécurité de l'ONU. Vous débarquez avec toute votre équipe dans un Land Rover aux vitres teintées et vous n'êtes pas nécessairement bienvenus. Si l'ONU vous dit non, vous n'y allez pas. Nous ne sommes pas soumis à cela. Et c'est très rafraîchissant.»

En même temps, la juriste se trouve maintenant dans un job essentiellement politique. Le Crisis Group ne se contente pas de produire des rapports (tenus en haute estime) et de faire des recommandations pour résoudre des conflits. Il faut tenter de convaincre les forces en présence de les appliquer. Cela veut dire rencontrer les chefs d'État régulièrement.

«Nous sommes la première organisation privée qui s'attaque à la chasse gardée des États: la paix et la sécurité.»

Le Crisis Group est par exemple à documenter les élections en Afghanistan. «Va-t-on avoir un président très affaibli politiquement ou très renforcé, mais par une élection inadéquate? Dans les deux cas, ce n'est pas fameux. Pour nous, il est clair qu'il faut des efforts de reconstruction plus importants.»

Le groupe se prononce de manière concise, dans des rapports brefs et très pragmatiques. «Nous tentons d'être très ciblés. Nous sommes guidés par un concept assez nébuleux que j'appellerais l'intérêt public international. Nous ne sommes pas liés par les intérêts nationaux particuliers. Je peux vous dire que nous avons des discussions extrêmement robustes, pas mal plus que ce que j'ai connu dans la magistrature! Nous sommes en train de nous demander si nous ne devons pas intervenir dans le débat public plus rapidement, mais nous voulons préserver notre réputation, basée sur une documentation impeccable des situations sur le terrain.»

Dans sa conférence mercredi à l'Université de Montréal, Louise Arbour a pris le contre-pied de la croyance populaire: les conflits armés dans le monde ont eu tendance à diminuer et à faire moins de victimes depuis la fin de la guerre froide. Par contre, le nombre de victimes civiles et indirectes (les réfugiés) a augmenté dramatiquement.

Elle explique la diminution du nombre de conflits au militantisme international pour la paix et les droits de la personne. Elle a déploré une sorte d'incohérence des missions de paix, qui paraissent parfois une fin en soi.

Son rôle maintenant est d'aider à construire une paix durable. Il semble toujours plus facile de dégager des budgets militaires que les budgets humanitaires dans les missions de paix.

La voici donc dans une prolongation de son travail de haut-commissaire, mais dans une perspective totalement différente. Ça tombe bien: elle n'aime rien tant qu'être déstabilisée. «J'aime ça quand je ne comprends pas encore tout... Sinon, je perds de l'intérêt.»