Cela s'est passé le 16 décembre dernier, à Jérusalem, lors d'un forum international sur l'antisémitisme. «Notre gouvernement a adopté la politique de tolérance zéro», a lancé le ministre canadien de l'Immigration, Jason Kenney, qui participait à l'événement. Plusieurs organismes ont perdu leur financement fédéral à cause de leurs prises de position sur Israël, a poursuivi M. Kenney, citant le cas de Kairos, un regroupement d'organisations religieuses actif sur la scène internationale.

«Kairos a joué un rôle de premier plan dans la campagne de boycottage et de désinvestissement menée contre Israël», a expliqué Jason Kenney, soulevant une vague d'applaudissements.

Deux semaines plus tôt, la direction de Kairos avait reçu un coup de fil de l'Agence canadienne de développement international (ACDI), annonçant que sa subvention de 7 millions de dollars ne serait pas renouvelée.

Les projets de Kairos ne correspondent plus aux nouvelles priorités de l'agence fédérale, a fait savoir le porteur de la mauvaise nouvelle, qui n'a pas fait la moindre référence aux positions défendues par l'organisme.

Quand elle a eu vent du discours de Jason Kenney, la directrice de Kairos, Mary Corkery, a été renversée. D'abord, parce qu'elle s'est sentie injustement accusée de contribuer à une campagne anti-Israël.

Mais surtout, parce qu'elle n'en revenait pas d'apprendre qu'Ottawa associe aussi clairement le financement de l'aide internationale aux orientations politiques d'un organisme humanitaire.

«Kairos prend toutes sortes de positions sur toutes sortes de sujets qui préoccupent les gens que nous aidons. Comment les aider sans faire entendre leur voix?» demande-t-elle.

Électrochoc

Mary Corkery n'est pas la seule à se poser cette question. Le discours de Jason Kenney a fait l'effet d'un électrochoc. Depuis, le ministre a corrigé le tir. Il jure n'avoir jamais accusé Kairos de défendre des idées antisémites. Et assure que si Kairos a perdu ses 7 millions, c'est parce que ses projets ne cadrent pas avec les priorités de l'ACDI qui met désormais l'accent sur la sécurité alimentaire, les enfants et la croissance économique.

N'empêche: son discours a fait le tour du petit monde de l'aide internationale canadienne. Et l'impact a été d'autant plus fort qu'il confirmait ce que plusieurs soupçonnaient déjà: la présence de critères politiques dans le financement de projets humanitaires.

«Le cas de Kairos est le pire exemple de critères partisans dans le financement de l'aide internationale, je n'ai jamais rien vu de tel», déplore Gerry Barr, directeur général du Conseil canadien pour la coopération internationale (CCCI).

Résulta: plusieurs organisations en attente de financement se demandent si elles ne seront pas les prochaines à se faire couper les vivres. C'est le cas d'Alternatives, organisme montréalais qui mène des «projets de solidarité» dans une trentaine de pays.

Créé en 1994, Alternatives reçoit deux millions de l'ACDI par an. Dans un article publié cet hiver, le National Post a annoncé qu'Ottawa avait l'intention de fermer le robinet.

L'ACDI n'a jamais confirmé cette information. «La demande est dans le système, la décision n'a pas encore été prise», assure Jean-Luc Benoît, porte-parole de la ministre responsable de l'ACDI, Bev Oda.

Sujets délicats

Mais cela fait plus de 10 mois qu'Alternatives attend cette décision.

En juillet, l'ACDI lui a demandé quelques correctifs, suggérant entre autres d'abandonner ses projets à Gaza et en Cisjordanie, parce qu'ils présentent «un risque d'échec très élevé».

Alternatives a suivi cette recommandation. Depuis, plus rien. Ni courriel, ni appel. Sa demande de financement temporaire a été rejetée. «Nous avons dû mettre 10 employés à pied», déplore Michel Lambert, directeur général d'Alternatives.

Ce dernier se demande si son organisme ne serait pas en voie d'être puni pour les positions qu'il affiche sur la question du Proche-Orient.

Selon le NGO Monitor, un site web israélien qui évalue les organisations internationales en fonction de leur positionnement sur l'échiquier du Proche-Orient, Alternatives «soutient des activités clairement engagées dans une politique anti-Israël et promeut la diabolisation d'Israël.»

Quand des journalistes lui ont demandé des informations sur Kairos, le ministre Jason Kenney les a renvoyés précisément vers ce site -qui critique aussi Oxfam-Québec et Vision Mondiale Canada.

Mais il n'y a pas que le Proche-Orient. Tous les organismes qui ont affiché des positions contraires à celles du gouvernement sur d'autres sujets délicats, tels le réchauffement climatique ou le libre-échange avec la Colombie, ont le sentiment de s'être aventurés sur un terrain miné, affirme Gerry Barr.

Climat de peur

La menace demeure diffuse, mais ce qui est clair, c'est que la ministre responsable de l'ACDI pèse plus lourd qu'avant dans les décisions de l'ACDI, selon les témoignages recueillis par La Presse. «Mme Oda fait de la micro-gestion, elle veut tout voir deux ou trois fois, les dossiers vont et viennent pour une virgule», déplore le responsable d'un organisme de coopération internationale.

Un climat de peur plane sur l'aide humanitaire. Le critique libéral de l'ACDI, Glen Pearson, affirme avoir été approché par six organismes qui craignent de perdre leur financement: «S'ils n'ont pas de réponse d'ici la fin mars, ils devront réduire leurs activités.»

Mais l'impact de cette incertitude dépasse de loin le cas d'une poignée d'organismes. Le recours à des critères politiques dans l'attribution des fonds de l'ACDI a un «impact toxique» sur toute l'aide humanitaire canadienne, dit Gerry Barr.

Pourquoi? «Parce que la qualité de l'aide dépend de deux facteurs: la reddition de comptes et l'efficacité. Avec des critères politiques occultes, il n'y a plus de reddition de comptes, et il n'y a plus d'efficacité.»