Lorsque Marc Ouellet a été nommé par le pape Jean-Paul II à l'archevêché de Québec, en 2003, les prêtres de son diocèse étaient déçus et inquiets. Lors de leur première rencontre avec le nouveau prélat, ils ont bombardé de questions celui qu'ils percevaient comme «l'homme de Rome». Marc Ouellet est sorti de la rencontre en larmes.

«Il y a souvent eu des larmes. C'est un type abondant en larmes. Mais on se demande toujours à quel point c'est de la manipulation», dit un témoin de la rencontre qui tient à conserver l'anonymat.

Peu de gens s'en doutent, mais l'homme qui fait les manchettes depuis deux semaines est un émotif. Il a pleuré à la télévision à la mort de Jean-Paul II. Sa voix s'étrangle lorsqu'il évoque le sort des enfants handicapés ou une sainte femme grabataire rencontrée dans les bidonvilles de Colombie.

En fait, le cardinal le plus controversé du Québec est un curieux mélange de sensibilité et de détachement, puisque l'autre marque de commerce de Marc Ouellet, c'est de prendre les décisions en solitaire et de les appliquer avec la force d'un rouleau compresseur. Et les prêtres du diocèse de Québec l'ont compris assez rapidement.

Peu après son arrivée, le nouvel archevêque a entrepris de consulter ses prêtres sur un sujet brûlant: le retour de la confession. Depuis des années, à l'archevêché de Québec, on pratiquait l'absolution collective. Les fidèles ne se rendaient plus, individuellement, au confessionnal.

Après trois rencontres avec les prêtres, la décision est tombée. Retour à la confession. Mgr Ouellet a même fait bâtir un confessionnal en verre flambant neuf à la cathédrale.

«Encore aujourd'hui, ça fait un peu mal, raconte un prêtre. La confession, c'est une corde très sensible au Québec. Les gens ont l'impression que c'est comme cela que s'exerçait la domination de l'Église. Avec cette décision, on s'est dit: il vient de tuer le sacrement du pardon.» La décision a marqué l'imaginaire collectif: Le Soleil en a fait sa une quatre jours de suite.

Mais Marc Ouellet était convaincu, lui, qu'il fallait faire ce pas. Qu'il manquait une dimension de repentir personnel capital à l'absolution collective. «Lorsqu'il a une conviction, il avance sans broncher. Il est comme son père et son grand-père: c'étaient des défricheurs. Ils traçaient le sillon, sans se laisser déranger. Et quand nos pères traçaient le sillon, ils bousculaient les roches et les racines», illustre Mgr Lionel Gendron, évêque auxiliaire au diocèse de Montréal, un ami de très longue date de Marc Ouellet.

Depuis sa nomination, Marc Ouellet a donc collectionné les déclarations fermes sur tous les dossiers. Enseignement religieux, mariage gai. Et c'est le même homme parfaitement convaincu, qui, il y a deux semaines, s'est présenté devant les membres du groupe Campagne Québec-Vie pour faire un discours sur l'avortement. «L'Église a toujours été réticente à s'associer avec l'aile politique du mouvement pro-vie, note Georges Buscemi, président du groupe. Ça nous a surpris qu'il accepte.»

Avec ces multiples déclarations, le cardinal a accumulé un tel capital d'antipathie dans la population que même ses gestes d'ouverture sont condamnés.

Lorsqu'il présente des excuses aux victimes de l'Église par l'entremise d'une lettre aux journaux, il récolte une tonne de briques. «Il n'aime pas le Québec et les gens le sentent. C'est peut-être pour cela qu'il suscite une telle violence», dit un proche observateur de la scène catholique québécoise.

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Pourtant, il n'y a pas plus québécois que Marc Ouellet. Il est né en 1944 dans le fin fond de l'Abitibi, près du petit village de La Motte. Le petit Marc est le troisième d'une famille de huit enfants. Costaud, c'est un sportif. Il est très bon joueur de hockey, grand nageur.

«On marchait six kilomètres aller-retour pour aller pêcher, raconte son frère aîné, Louis. On avait une seule ligne pour nous trois. À toutes les 20 minutes, on changeait. Mais c'était toujours lui qui attrapait le plus de poissons!»

Dans la maison familiale, où habite également son grand-père paternel, il y a des journaux, des encyclopédies, des livres. «Il a été plongé très tôt dans la lecture. On avait même des livres à l'index. Et on les lisait quand même!» poursuit Louis.

Son grand-père paternel, qui habitait dans la maison familiale, a eu une influence fondamentale sur le jeune Marc. «Il semblait avoir discerné ma foi avant moi», raconte Marc Ouellet dans Le journaliste et le cardinal, un éclairant recueil d'entretiens accordés au journaliste Pierre Maisonneuve en 2006.

À 17 ans, il se fracture une jambe lors d'une partie de hockey. En convalescence, il lit L'introduction à la vie dévote, de saint François de Sales. C'est là qu'il décide d'être prêtre. Son père lui fait remarquer qu'il pourrait plutôt se diriger vers le marché du travail pour payer les études de ses frères et soeurs plus jeunes.

«Ça m'a vraiment posé un cas de conscience, avoue-t-il à Maisonneuve. Mon raisonnement a été relativement simple: si Dieu me veut comme prêtre, il pourvoira pour mes frères et soeurs. J'ai décidé d'entrer au séminaire.»

En 1968, alors que la tornade de la contre-culture secoue le monde occidental, il est ordonné prêtre. «Quand j'ai été ordonné, des gens m'ont dit: pourquoi tu t'en vas prêtre? L'Église est en train de s'écrouler», raconte-t-il dans Le sel de la terre, un documentaire réalisé en 2007 par Danic Champoux.

Après avoir été vicaire pendant deux ans à Amos, il s'engage chez les sulpiciens, qui forment les jeunes séminaristes partout dans le monde. Il part en Colombie et arrive dans une église en pleine mutation. «À son arrivée au séminaire de Bogota, il y avait une cinquantaine d'étudiants. Le nombre de séminaristes était tombé en chute libre. Mais il y a eu une réaction très dynamique de la part de l'épiscopat local et, cinq ans plus tard, le nombre d'étudiants avait doublé», souligne Mgr Gendron, qui avait suivi son confrère de classe en Colombie.

Ce contact avec une église en déroute, qui se reprend puis triomphe, marquera vraisemblablement Marc Ouellet, qui ne cache pas sa nostalgie pour le Québec catholique d'antan.

Une anecdote montre l'ampleur des capacités intellectuelles de l'homme: au début de son séjour à Bogota, il ne parle pas espagnol et n'est pas un expert en philosophie. Après quatre mois... il enseigne la philosophie en espagnol.

Après un bref retour au Québec, il part pour Rome. Là, il fait un doctorat en théologie sur Hans Urs Von Balthasar, penseur de l'Église de l'école de Karol Wojtyla. Marc Ouellet choisit la branche la plus hermétique de la théologie, la dogmatique.

Son prédécesseur à Québec, Mgr Maurice Couture, s'est essayé à lire la thèse de doctorat de son successeur. «Il a abandonné après 10 pages, raconte Pierre Maisonneuve. Il m'a dit: «Il m'a perdu ben raide.»»

Marc Ouellet est aussi marqué par les écrits d'une mystique suisse, Adrienne Von Speyr, qui avait des visions et faisait des prophéties, rassemblées dans près de 60 volumes.

Puis, il passe plusieurs années à la Curie romaine, notamment à l'Institut pour la famille fondé par Jean-Paul II. Il rencontre régulièrement le Saint-Père et celui qui sera son successeur, le cardinal Ratzinger.

Après toutes ces années d'étude et de travail à Rome, Marc Ouellet est devenu un intellectuel de haut vol qui parle sept langues. Mais jamais il n'a oeuvré dans une paroisse.

Jamais il n'a conseillé un fidèle. «Il a toujours été en serre chaude, dans les séminaires ou à Rome. Ce n'est pas un gars de terrain», observe Pierre Maisonneuve. «Il n'a jamais été confronté aux femmes, aux syndicats, au langage séculier, aux tensions, aux débats», renchérit une source très proche des milieux catholiques.

Il a frappé le plancher des vaches à sa nomination comme archevêque de Québec. À tort ou à raison, il sera perçu comme l'envoyé direct de Rome. Il aurait d'ailleurs préféré rester là-bas. «Je suis venu dans l'obéissance parce que ce choix n'était pas le mien», avoue-t-il à Maisonneuve.

L'an dernier, il n'a fait que cinq visites dans les paroisses de son diocèse. Même le pape, qui est évêque d'un diocèse romain, en a fait davantage.

Monseigneur n'est pas très à son aise dans le public, racontent des gens qui suivent son parcours. Dans Le sel de la terre, on le voit prendre un repas dans une soupe populaire. Son jeune voisin, vêtu d'un t-shirt d'Iron Maiden, lui demande le plus sérieusement du monde si les conclaves se déroulent vraiment comme dans The Da Vinci Code. Monseigneur manque de s'étouffer dans sa soupe... et ne trouve rien à répondre.

Sur le plan des débats de société, par contre, l'apport de Marc Ouellet est marquant. Jamais on n'a autant parlé d'un homme d'Église dans les médias. «Il joue beaucoup sur le titre de primat de l'Église canadienne. Or, c'est un titre purement honorifique. Il est le premier dans la parade, mais n'a aucun rôle d'autorité. En jouant la carte du primat, il se donne une certaine ampleur», estime Jean-Claude Breton, doyen de la faculté de théologie de l'Université de Montréal.

Sans conteste, Marc Ouellet a un petit côté superstar. Il faut le voir commencer son discours d'il y a deux semaines en réchauffant la foule à la manière des prédicateurs américains: «Je suis conscient qu'on trouve que sur ces questions-là, je devrais peut-être me taire.» Et il sourit largement quand l'auditoire y va d'un grand «non» collectif.

Le cardinal a clairement une opinion défavorable du Québec d'aujourd'hui. «Ne sommes-nous pas en train d'assister à une sorte d'implosion? demande-t-il à Pierre Maisonneuve. Quelque chose est cassé à l'intérieur. Il règne dans notre collectivité un vide, un malaise profond.»

Plusieurs théologiens disent que ses propos hérissent les autres évêques, parce qu'ils sectorisent l'Église catholique. Et que ces derniers n'osent pas trop s'opposer à lui en public de peur de passer pour «mous» aux yeux du Vatican.

Mais Marc Ouellet ne s'occupe pas de ces dissensions. Il fonce. Comme lors de cet été d'il y a 40 ans, où, aux côtés de deux confrères séminaristes, il fendait les bois pour ne pas être en retard pour dîner. «J'avais quasiment l'impression que les arbres se tassaient devant lui», raconte Mgr Gendron en riant.

«Il aime mieux une Église plus petite, avec moins de monde, mais convaincus», croit Pierre Maisonneuve.

Mgr Ouellet fonce, donc, parce qu'il croit. «L'attitude de la foi, résume-t-il, consiste à croire ce que l'Église croit.»