Il y a les chocolats aux bleuets des pères trappistes de Dolbeau-Mistassini, le fromage d'Oka créé par les pères cisterciens et les fameux bleus de Saint-Benoît-du-Lac. Et tous ces autres délices plus confidentiels confectionnés dans le calme d'un monastère. Qu'est ce qui explique cet intérêt historique des communautés religieuses pour l'alimentation, une tradition qui persiste encore aujourd'hui, en 2010, au Québec?

Le cappuccino est l'invention d'un frère capucin italien, Marco d'Aviano, au XVIIe siècle. Et le Dom Pérignon? C'est aussi la création d'un moine, Pierre Pérignon, qui a mis au point la technique de la double fermentation.

C'est ce que rappelle le frère Loubier, de l'abbaye Saint-Benoît, alors qu'il réfléchit à voix haute. Lui-même travaillait dans la restauration avant d'entrer au monastère. Une douzaine d'années dans un McDonald's de la Beauce et un passage plus bref chez Second Cup.

Mais l'appel de Dieu a été plus fort.

Sa quête spirituelle l'a guidé tout droit vers Saint-Benoît, où il a néanmoins retrouvé le chemin des cuisines: le frère Loubier s'occupe maintenant de pommes.

Les fruits des vergers de l'abbaye sont transformés en gelée, tartes et autres délices, mais c'est évidemment le fromage qui est la première source de revenus des moines de Saint-Benoît.

Si les communautés religieuses se tournent vers la transformation alimentaire, c'est qu'elles sont souvent établies en milieu rural, près des matières premières, explique le frère Loubier.

Une règle de saint Benoît commande aux moines de vivre du travail de leurs mains, rappelle aussi l'historienne Lucia Ferretti, de l'Université de Québec à Trois-Rivières. «Les monastères de­vaient autant que possible être à l'abri des secousses du monde, explique-t-elle, justement pour permettre aux moines de s'abstraire de celui-ci. Aussi, il fallait idéalement qu'ils puissent vivre en autarcie. De là vient que les moines sont devenus spécialistes de l'agriculture et de l'élevage.»

Au Québec, des communautés ont joué un rôle très important dans l'amélioration des techniques de culture, poursuit cette spécialiste de l'histoire du catholicisme.

Au-delà du côté pratique, il y a tout un monde de spiritualité derrière cette proximité avec la terre et la nourriture, explique Rick van Lier, professeur à l'Institut de pastorale des dominicains de Montréal. «On imagine souvent le moine en contemplation, les yeux levés vers le ciel, dit-il, mais on oublie qu'il a les deux pieds bien ancrés dans la terre.»

La transformation alimentaire est aussi en harmonie avec le mode de vie monastique. «Les moines travaillent dans le silence, explique Rick van Lier. Ils travaillent de leurs mains, mais leur esprit demeure libre pour conserver la communion avec Dieu.»

Des produits sains

Quand les moines ont quitté la trappe d'Oka, l'année dernière, ils ont emporté avec eux leurs livres de recettes.

Sitôt installés dans leur nouveau monastère à Saint-Jean-de-Matha, ils ont remis la main à la pâte. Ils font des chocolats, des gâteaux et des tartinades. «Le caramel est notre produit-vedette», confie humblement le frère Lucien Noël, joint au magasin de l'abbaye Val-Notre-Dame.

L'association entre les communautés religieuses et l'alimentation peut sembler surprenante, mais elle est historique, rappelle Olivier Bauer, professeur au département de théologie de l'Université de Montréal.

Depuis le Moyen Âge, ces traditions culinaires se sont transmises de génération en génération. C'est ainsi que le port-salut français est devenu l'Oka du Québec.

«En France, tous les monastères font encore du fromage», explique le frère Noël. Or ici, les normes de fabrication sont devenues plus exigeantes et les monastères, moins populeux. En 1974, les moines d'Oka ont vendu la fromagerie. «C'est alors que nous avons décidé de nous tourner vers le commerce», explique le religieux.

Les moines ne sont pas à la recherche du profit, mais ils savent tirer parti de l'image très positive dont jouissent les produits d'abbaye, explique le professeur Bauer

«Ce qui est fascinant, c'est l'image, dit-il. Cette idée de santé. Les gens croient que c'est sain et que c'est saint! On a l'impression que c'est encore produit artisanalement avec l'aide de Dieu, dans la prière, et que tout est bio. Les moines entretiennent cette image.»

À l'abbaye Saint-Benoît, les fromages sont maintenant fabriqués par des employés laïques.

Le père Minier a été directeur de la fromagerie durant 20 ans. Il s'est retiré il y a quelques années pour se consacrer davantage au chant grégorien. Il vient de terminer son troisième disque et donne régulièrement des concerts. Mais il reste très proche de la production fromagère. Il visite régulièrement la fromagerie et suit très attentivement ses affaires.

C'est lui qui a élargi la gamme de fromages, dans les années 90. Il en a créé certains très audacieux pour le jeune marché québécois d'alors. Un fromage ricotta pressé, par exemple, peu connu du cuisinier moyen.

Les moines se devaient de diversifier leur production afin de conserver leur part de marché, malgré la soudaine multiplication des fromageries québécoises. Il y a aujourd'hui neuf fromages de Saint-Benoît, dont le Bleu bénédictin, sacré meilleur fromage canadien en 2000. Certains restaurants de la région ont aussi droit à du fromage en grains pour leur poutine. Un privilège.

La concurrence est féroce dans l'industrie fromagère, concède le père Minier. Et les moines doivent jouer le jeu. «Nous avons un mode de vie très modeste», précise le religieux. Il reste que la communauté doit faire face à des réalités très terre à terre: à l'abbaye de Saint-Benoît-du-Lac, il reste une cinquantaine de moines pour veiller à cette magnifique propriété évaluée par la Ville à 47 millions de dollars.

Cette réalité rattrape l'ensemble des communautés religieuses. Le Québec abrite les trois quarts des religieux et religieuses du Canada. Ils sont aujourd'hui 14 282 alors que, au début des années 60, ils étaient environ 60 000. Avec cette diminution vient aussi le risque, bien réel, que la tradition culinaire monastique québécoise se perde, faute de relève.