Il y avait le R-100, le dirigeable «capitaliste», construit par la Vickers, et, dans le hangar d'à côté, le R-101, le dirigeable «socialiste», conçu par une société d'État formée par le gouvernement travailliste en 1924.

Le contre-la-montre dans lequel étaient engagées les équipes du R-100 et du R-101 - qui n'échangeaient aucune information - devait culminer avec des vols d'essai vers les Indes et le Dominion du Canada, dans le but de relier par des vols commerciaux bihebdomadaires la capitale et ces lointaines composantes de l'Empire.

Après la conférence impériale de 1926, au cours de laquelle le premier ministre Mackenzie King promit l'appui du Canada, le site de Saint-Hubert fut choisi (de préférence à Ottawa et à Valcartier) pour la construction d'un aérodrome où serait érigé le mât d'ancrage du vaisseau volant long comme deux terrains de football (220 m). Au coût de 1 million de dollars (13 millions en dollars d'aujourd'hui), la tour haute de 91 m fut achevée à la fin de 1928. En janvier 1930, le ministre de l'Air britannique décida, pour des raisons techniques et politiques, que le R-100 irait au Canada tandis que le R-101, le préféré de la presse anglaise, s'envolerait vers la destination plus prestigieuse des Indes.

Le R-100, le plus gros aéronef du monde, partit de Cardington à 21 h le 28 juillet 1930, avec à son bord 46 passagers et hommes d'équipage, dont son constructeur, Charles Dennistoun Burney. Après une traversée sans incident, le monstre fut secoué, au-dessus du Saint-Laurent, par une tempête qui déchira son enveloppe de lin, aussitôt réparée. À l'heure du souper, le jeudi 31 juillet, le R-100 passa lentement au-dessus de Québec avant de foncer, deux heures plus tard, au-dessus de Trois-Rivières, dans une autre tempête qui vit le géant piquer du nez à 30°!

«Au terme d'une traversée marquée de péripéties qui avaient fait craindre le pire», écrit La Patrie, le «Vaisseau aérien de Sa Majesté» R-100 arriva au-dessus de Montréal tard en soirée et avec un aileron abîmé. Il vola vers Saint-Hubert puis repartit vers la Pointe-aux-Trembles avant de revenir finalement s'amarrer au mât d'ancrage à 4 h, le vendredi 1er août. Le voyage de 5400 km avait duré 78 heures et 49 minutes.

Des milliers de personnes attendent depuis la veille pour voir le premier dirigeable à structure rigide à venir au Canada. Les cavaliers des Royal Canadian Dragoons, venus de Saint-Jean - futur rendez-vous de montgolfières - peinent à contenir la foule que sollicitent des dizaines de vendeurs de toutes sortes. «La venue du R-100 à Saint-Hubert reste le plus grand événement touristique de l'histoire de la Rive-Sud», nous dira l'historien Michel Pratt, auteur du livre Les dirigeables R-100 et R-101. «Il a fallu attendre Expo 67 pour voir des foules de cette ampleur.»

Le «Titanic du ciel»

L'arrivée du «Titanic du ciel» est diffusée en direct d'un océan à l'autre sur le réseau radiophonique du Canadien National, en anglais. «En pleine campagne électorale fédérale, rappelle Michel Pratt, La Presse a mené une campagne super-nationaliste pour amener les autorités fédérales, qui invoquaient de vagues raisons de sécurité, à autoriser un journaliste francophone à décrire l'événement sur les ondes de CKAC.» Le journaliste était Jacques-Narcisse Cartier, de La Presse - le journal était propriétaire de CKAC à l'époque. L'incident n'est pas sans rappeler le combat des «gens de l'air» du Québec qui, 40 ans plus tard, réclameront l'usage du français dans les communications aériennes...

Le 1er août 1930, des trains partent toutes les heures de la gare de la rue Guy et gagnent la petite «station» de Saint-Hubert, où le CN a ajouté des voies. Sur le nouveau pont du Havre, inauguré le 14 mai - on le rebaptisera Jacques-Cartier en 1934 -, la circulation automobile est lourde vers Longueuil et le chemin de Chambly, qui mène, tranquillement, jusqu'à l'aérodrome le plus moderne du Canada. De petits avions n'en finissent plus d'amener leurs passagers émerveillés faire des «tours» au-dessus du «poisson géant».

Plus de 3000 visites

En bas, journalistes et notables se pressent pour visiter le «géant du ciel», auquel on accède par l'ascenseur de la tour: plus de 3000 personnes, dont des femmes, malgré des rumeurs qui disaient le contraire, y monteront pendant les 12 jours que le R-100 passera à Saint-Hubert. Les journaux regorgent de publicités d'entreprises et de maisons qui veulent associer leur nom au succès du prestigieux symbole de l'Empire: ici, Eaton témoigne de son «admiration» pour les constructeurs et l'équipage du R-100, prosaïquement amarré, quelques pages plus loin, à une grosse Molson Stock.

Après une virée au-dessus d'Ottawa et de Toronto (10-11 août), le R-100 est rentré en Angleterre sans problème le 13 août mais ne revint jamais au Canada. Le 5 octobre 1930, quelques heures après avoir quitté Cardington pour son voyage inaugural aux Indes, le R-101 s'est écrasé près de Beauvais, en France, tuant 48 de ses 54 passagers. Le gouvernement britannique décida alors de mettre fin à son programme de dirigeables; le R-100 fut dégonflé, démantelé puis vendu à la ferraille. Le mât d'ancrage de Saint-Hubert, démonté en 1938, n'aura servi qu'une fois.

Que reste-t-il, 80 ans plus tard, de la venue du superdirigeable? Une chanson de la Bolduc (Toujours l'R-100), une rue de St-Hubert, une petite plaque à l'école d'aéronautique du cégep Édouard-Montpetit à l'aéroport de Saint-Hubert, le Motel R-100, sur le chemin de Chambly, lointaine évocation du «palace volant» dont le voyage ici avait représenté «l'événement du siècle».

Le R-100 s'apprête à regagner l'Angleterre. Même après 12 jours, la foule est encore nombreuse autour du «requin des airs» ancré à la tour de St-Hubert, comme en témoigne La Presse dans son édition du samedi 16 août 1930. Merci à Mme Johanne Darveau de nous avoir envoyé cette magnifique «photo de famille» disparue de nos archives.