Dans le petit temple hindou de Burnaby, où on vénère habituellement la déesse Durga, on aurait pu entendre une mouche voler, hier. Inquiets du sort réservé à leurs compatriotes arrivés par bateau vendredi, une soixantaine de Tamouls de Vancouver s'étaient rassemblés pour prendre des nouvelles des passagers du MV Sun Sea.

Assis sur des chaises de plastique ou sur des tapis de prière, ils écoutaient religieusement le récit de Selliah Nagendra, consultant en immigration issu de leur communauté, qui a été le premier à rencontrer les demandeurs d'asile dans les centres de détention de la région de Vancouver où ils sont hébergés depuis peu.

«J'ai rencontré les femmes. Elles m'ont dit que le voyage a été très fatigant. Il a duré au moins 90 jours. Les passagers avaient droit à un litre d'eau par semaine et devaient ramasser l'eau de pluie pour se faire du thé, a énoncé M. Nagendra. Ils ne m'ont pas paru bien nourris. Ils ont eu droit à deux bols de soupe par jour. Parfois à un seul repas. Il n'y avait qu'une seule toilette pour environ 490 personnes», a-t-il relaté.

Son récit détonnait avec celui des autorités canadiennes qui ont pris le contrôle du bateau-cargo, battant pavillon thaïlandais, jeudi soir. Samedi, lors d'une conférence de presse tenue sur la base militaire d'Esquimalt où le MV Sun Sea est accosté, un porte-parole de l'Agence des services frontaliers du Canada a affirmé que le bateau, qui a passé trois mois en mer, était dans un bien meilleur état qu'escompté et que les passagers semblaient à première vue avoir été bien nourris et hydratés.

D'abord préoccupés par l'état de santé des passagers à bord, les employés du gouvernement qui ont inspecté le navire et évalué la santé des passagers n'ont trouvé aucune trace de maladie contagieuse. Parmi les 27 personnes qui ont été transportées à l'hôpital, 6 ont été hospitalisées pendant quelques heures, mais relâchées ensuite. Les deux passagères enceintes se portaient bien, selon les sources officielles.

M. Nagendra, lui, avait une autre version des faits hier. «Plusieurs des hommes que j'ai rencontrés boitent. Ils disent qu'ils ont beaucoup souffert», a-t-il témoigné hier. Des porte-parole du Congrès tamoul du Canada ont aussi rapporté hier qu'ils ont la certitude qu'un homme de 33 ans, père de famille, est mort à bord du MV Sun Sea. Sa dépouille a été abandonnée en haute mer.

Communication impossible

Pour le moment, il est impossible de contre-vérifier les dires des passagers. Les quelque 350 hommes, 50 femmes et 50 mineurs qui ont fait le long voyage maritime de trois mois entre l'Asie et la Colombie-Britannique sont inaccessibles aux médias et aux membres de la communauté tamoule canadienne.

Hormis les employés gouvernementaux qui ont participé aux opérations entourant l'arrivée du MV Sun Sea, les seules personnes autorisées à les rencontrer sont des prêtres ou des avocats.

Hier, tant M. Nagendra que l'avocat Robert Blanshay ont refusé de donner des détails sur les circonstances qui ont entouré le long voyage du MV Sun Sea et sur la présence alléguée à bord de Tigres tamouls ou de personnes pratiquant la traite de personnes.

«Je ne peux parler qu'en termes généraux, a dit M. Nagendra. J'ai demandé aux gens pourquoi ils avaient pris le risque de voyager dans un aussi petit bateau avec autant de passagers. Ils m'ont dit qu'ils préféraient mourir dans un bateau qui coule plutôt qu'aux mains des soldats sri-lankais.»

Ayant assumé la défense d'autres réfugiés tamouls arrivés par bateau en Colombie-Britannique en octobre dernier, Robert Blanshay se préparait hier à représenter dès ce matin les nouveaux demandeurs d'asile devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (CISR). Selon lui, les mineurs seront les premiers entendus.

Il compte demander leur mise en liberté immédiate. «Pour être passé par là avant, je crois que le gouvernement va évoquer des questions de sécurité pour garder les gens en détention», a-t-il dit hier. Certains des demandeurs d'asile du bateau précédent, l'Ocean Lady, ont été détenus pendant plus de six mois avant d'être relâchés. «Nous avons espoir qu'après l'expérience due l'Ocean Lady, la mise en liberté sera plus rapide cette fois-ci.»

La CISR a 48 heures à partir du début de la détention pour en réévaluer la pertinence.

Mobilisation nationale

Pendant que les avocats préparent leurs arguments, la grande communauté tamoule canadienne se mobilise pour venir en aide aux passagers du MV Sun Sea. Le Congrès tamoul canadien, organisation établie à Toronto, a créé une équipe de traducteurs, de psychiatres, de psychologues et de médecins prêts à intervenir. Ils répondent aussi aux appels des Tamouls canadiens qui croient que leurs proches font partie des réfugiés.

Extrêmement organisé, le Congrès, lobby principal des Tamouls au Canada, a aussi une escouade de relationnistes de presse.

Le Canada abrite la plus grande diaspora de Tamouls du Sri Lanka de la planète. Sur les 300 000 personnes qui en font partie, 250 000 vivent à Toronto. La plupart sont arrivés au Canada comme réfugiés depuis le début de la guerre civile au Sri Lanka en 1983. Cette guerre, qui a pris fin en mai dernier, a opposé l'armée sri-lankaise, dirigée par la majorité cinghalaise du Sri Lanka, aux rebelles séparatistes qui font partie des Tigres de libération de l'Eelam tamoul, communément appelés les Tigres tamouls.

Un rapport de l'International Crisis Group publié en février dernier note que la diaspora canadienne a joué un grand rôle dans le financement de la rébellion au Sri Lanka et demeure favorable aux Tigres tamouls, malgré leur défaite militaire de l'an dernier, et à l'établissement d'un État distinct pour les Tamouls du Sri Lanka.

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CHRONOLOGIE

Juin 2010

L'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) repère un navire au large des côtes de Shelburne, en Nouvelle-Écosse. Deux des passagers sont aujourd'hui poursuivis pour avoir organisé l'entrée illégale de huit ressortissants d'Europe de l'Est.

Octobre 2009

Les autorités interceptent l'Ocean Lady, navire qui transporte 76 Tamouls. Tous les passagers ont été arrêtés avant d'être mis en liberté, en attente d'une réponse à leur demande d'asile.

Octobre 1996

Un bateau avec à son bord 11 personnes chavire à proximité de Cornwall, en Ontario. Une Pakistanaise de 51 ans se noie. Un passager explique aux enquêteurs qu'il a déboursé 3700$US à un passeur pour prendre un cargo de New Delhi à Toronto et ensuite se rendre à New York.

Juillet 1987

Un groupe de 173 hommes et une femme sikhs, originaires de l'État du Punjab, en Inde, arrivent en Nouvelle-Écosse. Le cargo, l'Amelie, a été plus tard saisi par la GRC et remorqué à Halifax. Les passageres ont demandé l'asile en raison des persécutions dont ils étaient l'objet en Inde.

Août 1986

Des pêcheurs portent secours à 152 Sri-Lankais entassés dans deux canots de sauvetage au large des côtes de Terre-Neuve. Les Sri-Lankais, des Tamouls qui espéraient obtenir l'asile, ont passé cinq jours dans les canots après avoir été lâchés d'un plus gros bateau. Ils ont payé de 3000 à 5000$US pour être amenés en Amérique du Nord.

1939

Le paquebot S.S. Saint-Louis cherche un pays d'accueil à plus de 900 Juifs fuyant l'Allemagne nazie. Le Canada, Cuba et les États-Unis refusent d'accueillir le bateau. Le Saint-Louis retourne en Allemagne. Quelque 250 de ses passagers périssent dans l'Holocauste.

1924

Un navire, avec à son bord 124 sikhs, accoste le Canada. Le navire sera renvoyé en Inde avec tous les passagers à son bord.

1914

Le cargo japonais Komagata Maru arrive à Vancouver avec 376 passagers, en majorité des sikhs d'Inde. Ils n'ont pas le droit d'entrer au Canada: ils repartent deux mois plus tard pour l'Inde. Vingt passagers sont tués peu après le débarquement.