Une petite bombe juridique - que plusieurs experts qualifient d'historique - divise les Canadiens depuis hier. Vingt-cinq ans après le rapport Fraser, qui avait vainement recommandé de légaliser les maisons closes, la Cour supérieure de l'Ontario veut forcer Ottawa à le faire en invalidant dans les 30 jours trois articles du Code criminel. Pendant que les travailleuses du sexe applaudissent, d'autres parlent de catastrophe. Et le gouvernement Harper est déjà sur le pied de guerre.

«Maintenant, je peux travailler où je veux et avec qui je veux. Et si jamais je me faisais quand même agresser par un client, je pourrais aller voir la police sans avoir peur qu'elle m'arrête.»

Amy Lebovitch a grandi à Saint-Laurent. Elle a commencé à se prostituer à Montréal, juste avant de poursuivre ses études à l'Université d'Ottawa. Jointe à Vancouver, la blonde jeune femme de 31 ans exulte. Elle est l'une des trois prostituées à avoir convaincu la Cour supérieure de l'Ontario de lever les interdits qui entourent son gagne-pain: tenir une maison close, vivre des fruits de la prostitution et solliciter des clients.

Qualifié d'historique par plusieurs, ce jugement divise les Canadiens depuis hier matin.

Selon la juge Susan Himel, la preuve démontre que les prostituées, surtout de rue, sont très exposées à la violence et plus susceptibles de se faire assassiner. Or, elles pourraient échapper à plusieurs dangers en travaillant à l'intérieur, avec des systèmes de sécurité, ou encore en s'entourant et en prenant le temps de filtrer les clients au lieu de s'engouffrer en catimini dans leur voiture.

En les forçant «à choisir entre leur liberté et leur sécurité personnelle», le Code criminel viole la Charte canadienne des droits et libertés, conclut la Cour. Les empêcher de solliciter des clients viole par ailleurs leur liberté d'expression. «C'est un trop grand prix à payer pour éviter une nuisance publique», tranche la juge Himel.

Comme Amy Lebovitch, sa compagne de combat, Terri-Jean Bedford, se réjouissait hier. La «dominatrice» de 51 ans dit avoir été «violée trop de fois pour tout raconter, frappée à la tête avec un bâton de baseball, torturée physiquement et psychologiquement».

«Ce jugement est plein de bon sens: la prostitution n'est pas un crime au Canada alors que tous les actes connexes le sont», estime pour sa part la professeure Lucie Lemonde, qui donne un cours sur la sexualité et la loi à l'Université du Québec à Montréal.

«Cette affaire a toujours été un western juridique. Il est temps qu'on en finisse. La prostitution va exister tant qu'on ne s'attaquera pas à ses causes, comme la pauvreté.»

En 1985, rappelle la juriste, le rapport Fraser recommandait déjà d'autoriser les maisons closes. Vingt et un ans plus tard, un sous-comité parlementaire a conclu que le statu quo était inacceptable. «Mais il ne s'est rien passé, dit la professeure Lemonde, et je ne pense pas que le gouvernement actuel veuille qu'il se passe quelque chose.»

Beaucoup de colère

Chose certaine, le jugement ontarien indigne bien des gens. «C'est très triste pour l'égalité entre hommes et femmes. C'est une utopie de penser que les femmes pourront être maîtresses d'une industrie gérée par des hommes», affirme Diane Matte, porte-parole pour la Concertation des luttes contre l'exploitation sexuelle (CLES).

D'après elle, le nombre de bordels va exploser et l'industrie du sexe va croître. «C'est ce qui est arrivé dans les pays qui ont décriminalisé, assure Mme Matte. Alors qu'on tente de trouver des solutions de rechange pour les femmes qui vivent de la prostitution, on assiste à sa banalisation. Mais les femmes qui pensent faire du tourisme dans l'industrie du sexe y restent souvent piégées.»

Sa solution? Imiter les pays scandinaves: cesser de poursuivre les femmes et ne poursuivre que les clients et les proxénètes.

La présidente du Conseil du statut de la femme, Christiane Pelchat, estime aussi que les prostituées ont remporté une «fausse victoire». «La prostitution représente la forme ultime de violence faite aux femmes, d'avilissement qui porte atteinte à la dignité humaine et qu'il ne faut surtout pas cautionner», dit-elle.

Pour l'organisme Stella, qui défend les travailleuses du sexe montréalaises, c'est là un discours de «féministes extrémistes». «Pour en arriver à sa conclusion, la juge Himel a consulté énormément de matériel. Et elle a discrédité plusieurs opposants à la décriminalisation», souligne la coordonnatrice de Stella, Émilie Laliberté.

Le jugement précise bel et bien que la «cause» semble avoir contaminé les opinions de certains témoins experts.

Pas d'impact immédiat

Le gouvernement Harper a annoncé qu'il porterait la décision en appel et qu'il demanderait la suspension de son exécution. «La prostitution est un problème qui fait du tort à des individus», a exposé le ministre de la Justice, Rob Nicholson, durant la période de questions à la Chambre des communes.

Le chef du Parti libéral, Michael Ignatieff, s'est montré prudent: «Il y a un équilibre à trouver. Les gens qui font de la prostitution sont des citoyens. Ils ont des droits. Mais il y a aussi les communautés, et elles aussi ont des droits. Il faut trouver le bon équilibre.»

Au procès, la Couronne avait déjà demandé à la Cour de suspendre l'exécution de son jugement pour 18 mois. La juge Himel a préféré le faire seulement pour 30 jours, convaincue qu'il existe d'autres moyens de protéger la sécurité publique.

«Le danger auquel font face les prostituées dépasse de loin tout mal auquel pourraient faire face d'autres membres du public», écrit-elle.

Quoi qu'il arrive en Ontario, rien ne changera au Québec, à moins que la Cour suprême ne confirme le jugement de mardi. «Nous ne sommes pas tenus d'appliquer une décision rendue en Ontario. Un avocat de la défense qui voudrait l'invoquer devrait suivre la filière habituelle. Nous allons continuer de porter des accusations», a prévenu Me Martine Bérubé, porte-parole du Directeur québécois des poursuites criminelles et pénales.

Les prostituées canadiennes se rueront-elles vers l'Ontario? Plusieurs louent déjà une chambre d'hôtel dans n'importe quelle ville et s'affichent comme indépendantes. À Montréal, cette année, elles signalent par ailleurs deux fois plus d'agressions à Stella, soit environ huit par mois, depuis que «la répression policière fait fuir les bons clients».

«Mais il n'est pas dit que les femmes voudront partir, croit Émilie Laliberté. Plusieurs travailleuses ont leur vie ici, leur réseau, leurs enfants.»

Photo: Courtoisie

Amy Lebovitch