À l'école primaire, environ 1 enfant sur 10 a déjà pensé à se suicider. Et les pédopsychiatres québécois réchappent tous les ans quelques dizaines d'entre eux qui ont carrément essayé de le faire. À l'occasion, des tout-petits sont en cause. Portrait d'un phénomène qui, selon certains, prend de l'ampleur.

La pédopsychiatre Lila Amirali a encore le coeur serré en évoquant son petit patient de 7 ans. «Lorsqu'il est arrivé, il avait tenté de s'étrangler avec les cordons du store, dit-elle. C'était la deuxième fois. Le jour d'avant, il avait débranché la télévision pour s'enrouler le fil électrique autour du cou.»

Chef du programme de soins pédopsychiatriques à l'Hôpital de Montréal pour enfants, la Dre Amirali hospitalise chaque année une bonne dizaine d'enfants âgés de 6 à 11 ans qui ont fait pareilles tentatives.

Les autres hôpitaux que nous avons joints ne tiennent pas de statistiques, mais tous confirment le phénomène. En 2005, le personnel scolaire de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine a même reçu un «guide de repérage» publié par l'Agence de santé et des services sociaux.

«Des intervenants et des enseignants soulignent de plus en plus la présence de manifestations suicidaires chez les élèves dans les écoles primaires», indique le guide, qui précise que ces enfants «ne sont plus des cas isolés».

«Quand j'ai commencé, il y a trois ans, ça m'a sidérée», raconte Roxana Reyes, technicienne en travail social à l'Hôpital de Montréal pour enfants. Coup sur coup, la jeune femme a reçu deux petits de 6 ans. «Le premier s'était lancé au milieu d'un grand boulevard en disant vouloir se faire frapper. L'autre voulait aller rejoindre sa grand-mère au ciel.»

Parfois, de tout petits enfants sont en cause. Sur le forum d'un site internet spécialisé, l'automne dernier, une éducatrice se demandait comment aider une fillette de 4 ans qui menaçait régulièrement de se tuer avec un couteau.

Chose certaine, il ne faut pas passer outre à ce genre de menaces. «J'ai déjà hospitalisé un petit garçon de 5 ans très suicidaire. Il avait tenté de se jeter en bas de l'escalier de son école à partir du 2e étage», indique le Dr Jean-Jacques Breton, rencontré à la Clinique des troubles de l'humeur de l'hôpital psychiatrique pour enfants Rivière-des-Prairies (RDP).

«J'ai vu deux ou trois autres cas d'enfants aussi jeunes au cours de ma carrière. Les tout-petits n'ont pas la même notion de la mort que les adultes, mais ils veulent fuir quelque chose», précise le chercheur et pédopsychiatre.

Lorsque l'enfant parle de suicide, il faut le conduire tout de suite aux urgences, conclut la Dre Amirali. «Même si les parents se croient manipulés, même si l'enfant ne veut pas vraiment mourir mais plutôt attirer l'attention.»

Plus l'enfant suicidaire est jeune, plus les médecins s'attendent à ce qu'il ait vécu de graves traumatismes. Le garçonnet de 7 ans traité par la Dre Amirali venait tout juste d'être placé en famille d'accueil. Ses parents, toxicomanes, étaient incapables de s'occuper de lui. Mais ce n'est pas toujours le cas.

«En octobre, j'ai reçu un garçon de 8 ans qui venait d'une famille bien ordinaire, précise la pédopsychiatre. Il avait aussi tenté de se pendre. Ses parents ne sont pas capables de se séparer comme il faut. Les conflits sont continuels. L'enfant est fâché contre eux et la seule solution qu'il imagine, c'est de disparaître.»

Tabou

Il n'y a pas si longtemps, le phénomène était tabou. En 1999, Jean-Jacques Breton a dû se battre pour que le ministère de la Santé accepte de questionner les enfants au sujet du suicide aux fins de l'Enquête sociale et de santé auprès des enfants et des adolescents. Et il a eu raison : 8 % des 1300 enfants de 9 ans interrogés ont répondu oui à la question suivante: «As-tu sérieusement pensé à te tuer au cours de la dernière année?»

Dans les écoles primaires, un enfant sur sept a déjà songé à s'enlever la vie, selon une autre étude menée à Montréal, en 1995, par Brian Mishara, directeur du Centre de recherche d'intervention et de prévention du suicide de l'UQAM. Son échantillon était restreint (65 écoliers), mais ses résultats sont similaires à ceux des recherches américaines.

Les tentatives, elles, sont plus rares et surviennent fréquemment sous le couvert de jeux dangereux, révèle Terry Zaloum, psychologue à la Clinique des troubles de l'humeur de RDP. À l'âge de 9 ans, l'un de ses petits patients a été conduit aux urgences par sa mère, catastrophée devant les profondes marques sur son cou. «Pendant des semaines, le garçon a toujours prétendu qu'il avait simplement joué avec les cordons du store chez son père, dit la psychologue. Dans mon bureau, il attachait les personnages avec de la ficelle et les faisait tomber d'une maison de poupée en disant parfois: «Ah! Il est mort...»»

Assez fréquentes chez les enfants déprimés, les conduites à risque amènent au moins les parents à consulter, note son collègue Jean-Jacques Breton. En flirtant avec le danger, les enfants tentent de fuir des sentiments de vide et de désespoir. Certains se sentent mauvais et veulent se punir.

«Ils peuvent aller se coucher au beau milieu de la rue pendant plusieurs minutes, ou grimper sur le toit ou dans des arbres très hauts. C'est leur façon de dire que ça ne va vraiment pas», explique Gino Proulx, chef d'une unité spécialisée au Centre jeunesse de la Montérégie.

Dans son unité -où vivent 8  enfants de 6 à 11 ans atteints de divers problèmes de santé mentale-, rien n'est laissé au hasard. Les crochets des porte-manteaux cèdent si on y accroche quelque chose de lourd. Les éducateurs savent déjouer le système de verrouillage des portes des douches. Le réseau électrique est inaccessible. «Ailleurs, des enfants ont déjà tenté de s'électrocuter en urinant sur le système de chauffage», explique M. Proulx.

Comme dans les jeux vidéo

Tous ces enfants veulent-ils vraiment disparaître? «À cet âge, ils veulent échapper à leur souffrance, mais certains pensent que ça fonctionne comme dans les jeux vidéo, où le personnage principal peut toujours revenir dans une nouvelle partie», répond la Dre Amirali.

Avec son collègue pédopsychiatre Jean-Pierre Valla, la psychologue et chercheuse en épidémiologie Lise Bergeron a mis au point un test de dépistage informatisé, le Dominique interactif, qui permet de détecter, entre autres choses, les idées suicidaires chez les enfants. On y voit une séquence de trois images montrant un enfant qui saute d'un pont. Une autre séquence montre l'enfant qui s'imagine dans un cercueil. «As-tu des fois envie de mourir?» l'interroge-t-on.

«Seul devant l'écran, l'enfant ne se soucie pas de ce que l'entourage désire entendre, il répond oui plus facilement, affirme la Dre Bergeron, rencontrée à l'hôpital RDP. S'il le fait, cela déclenche une alerte et une autre série de questions. On découvre souvent que l'enfant veut aller rejoindre un proche décédé.»

D'après plusieurs études, contrairement aux adultes, les enfants suicidaires ne souffrent pas nécessairement de dépression majeure, note Brian Mishara.

«Le suicide chez l'enfant n'est pas ruminé. Il n'a pas de plan. Souvent, c'est très impulsif, il se sent seul et va se lancer d'un coup », constate la technicienne en travail social Roxana Reyes.

Accident ou suicide? Lorsque le pire survient, il est parfois très difficile de le savoir. Au Québec, les accidents sont la première cause de mortalité chez les enfants âgés de 1 à 11 ans. Et il n'est pas impossible que certains d'entre eux aient été voulus, du moins en partie. «Certains enfants tentent de se noyer volontairement», indique par exemple le guide de repérage remis aux enseignants de Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine.

«Mais puisqu'on ne veut pas imaginer qu'un enfant veuille mourir, on réinterprète les événements, analyse Terry Zaloum. Souvent, les adolescents suicidaires nous disent qu'ils ont fait leurs premières tentatives dès l'enfance, et que personne ne l'a jamais su.»

Pour obtenir de l'aide

La ligne 1-866-APPELLE (277-3553) est disponible jour et nuit, tous les jours. Au bout du fil, des intervenants qualifiés offrent leur soutien et prodiguent des conseils. Ils peuvent aussi diriger les personnes en détresse et leurs proches inquiets vers des services spécialisés.