La génération X, troisième et dernière cohorte de babyboomers, s'est développée «à l'ombre du mur», soutient le sociologue Stéphane Kelly dans son nouvel essai du même titre. Avec eux, les écarts économiques se creusent insidieusement, le tissu social se fragilise et les moeurs se déconstruisent. Discussion sur cette cohorte de Québécois nés dans les années 60.

Q: Pourquoi parler des changements sociaux sous l'angle générationnel? Ne crée-t-on pas une fausse idée de rupture perpétuelle entre chaque génération? Et n'y a-t-il pas plus de différences au sein d'une génération qu'il n'y en a entre les générations?

R: Les membres d'une génération ne subissent pas tous le même destin, évidemment. Mais ils vivent dans un contexte commun. Les X arrivent dans le marché du travail au début des années 80, durant une crise économique. Leur insertion professionnelle sera plus difficile. Ils seront aussi très taxés pour financer l'éducation, la santé et les retraités qui deviennent plus nombreux. Ils sont aussi les premiers à devenir adultes après la révolution féministe et sexuelle. Cela les façonne inévitablement. Mais dans mon essai, je présente des portraits de différents X pour montrer que certains réussissent quand même très bien et d'autres, pas du tout.

Q: Une culture d'authenticité et une éthique thérapeutique se créeraient avec les membres de la génération X. Qu'est-ce que cela signifie?

R: C'est un peu l'héritage du «jouir sans entrave» de Mai 1968. Chacun cherche à mener une vie dite «authentique». On pense donc d'abord à soi, à se réaliser, à se sentir bien dans sa peau. Ça passe avant les autres, et même avant sa fonction de professeur, de journaliste ou son autre rôle social. On cherche la gratification matérielle et psychologique chaque jour.

Q: Et cela se traduirait-il par une perte de «capital social», comme le soutient le politologue Robert Putnam dans son essai Bowling Alone?

R: Je pense que oui. Le capital social fait référence à la famille, au voisinage, à la vie de communauté. Depuis les années 60, ces institutions attirent de plus en plus la méfiance. Et en parallèle, l'individualisme progresse. On note aussi que, dans les familles, le taux de rupture après la naissance d'un enfant a augmenté avec les X. La vie de quartier traverse une crise, selon moi. On le voit ici, à Montréal.

Q: Les X forment-ils la première cohorte à vivre moins riche que ses parents?

R: Auparavant, le niveau de vie s'améliorait avec chaque génération. Cela se renverse avec les X. Le changement reste toutefois léger. Autre chose qu'on observe: l'écart entre les riches et les pauvres se creuse avec les X. Ce mouvement est subtil, mais il se maintient. Les mécanismes de redistribution des richesses fonctionnent moins bien, par exemple avec l'aide sociale et l'assurance emploi qui deviennent moins généreuses, et la protection syndicale qui diminue un peu. Cela explique en partie leur méfiance envers l'État providence qui, selon eux avantage surtout les premiers baby-boomers.

Q: Et même si leur niveau de vie est inférieur, ils travaillent davantage?

R: Une famille de X doit travailler environ 75heures par semaine pour maintenir un niveau de vie comparable à celui de ses parents. Leur père, le pourvoyeur, travaillait environ 45heures par semaine. Leurs enfants X travaillent un peu moins individuellement, mais c'est parce que les deux membres du couple travaillent. Les pères s'investissent davantage dans l'éducation de leurs enfants et dans les tâches ménagères. Le bilan n'est donc pas complètement négatif. Mais avec le nombre de ruptures et les bouchons de circulation qui augmentent, on constate que l'organisation de la vie familiale change. L'ADQ l'avait compris il y a quelques années avec ses mesures qui ciblaient les familles de la classe moyenne. Le parti posait de bonnes questions. Il n'a peut-être toutefois pas trouvé les bonnes réponses.

Q: Cette tendance continue-t-elle d'augmenter? Vos élèves au cégep, dont plusieurs sont des enfants des X, travaillent-ils plus aujourd'hui que ne le faisaient leurs parents au même âge?

R: Oui. Quand les X étudiaient, ils travaillaient surtout l'été. Aujourd'hui, l'école devient une occupation secondaire pour certains cégépiens. Environ le tiers de mes élèves doivent travailler de 20 à 30 heures par semaine. Ça ressemble à du temps plein. Leur travail concurrence directement leurs études.

Q: Les heures travaillées et l'écart entre riches et pauvres ont tous deux augmenté dans les années 80, quand les X ont commencé à travailler. Or, c'est à cette époque que les progressistes ont relativement abandonné le discours sur les classes. Selon vous, cela s'explique par la montée du «chartisme»?

R: Après L'archipel du Goulag de Soljenitsyne, la gauche s'est éveillée face aux dangers totalitaires du marxisme. Les chartes des droits et libertés du Québec et du Canada ont ensuite été adoptées. Le discours progressiste a alors complètement changé. La gauche s'est intéressée surtout à la protection des minorités, à combattre la tyrannie de la majorité. L'intention était bonne, mais on a jeté le bébé avec l'eau du bain en négligeant d'autres choses importantes.

Q: Vous soutenez que les utopies politiques s'éteignent avec les X. Or, au référendum, ils ont voté à environ 60% pour le oui...

R: C'est vrai. Leur vote ne différait pas vraiment de celui des premiers boomers. Mais leurs motivations, elles, étaient différentes. Leur appui à la souveraineté est plus pragmatique et calculé, beaucoup moins viscéral. Ils se disent que le Canada ne concédera pas grand-chose au Québec. Ce n'est pas comme certains plus vieux qui ne veulent pas mourir au Canada.

Q: Les élites de la génération X auraient aussi tourné le dos à la France pour s'intéresser davantage aux États-Unis. Pour caricaturer: leur rêve était d'étudier dans les universités de l'Ivy League, et non plus à la Sorbonne. Comment cela a-t-il changé l'organisation de la société?

R: En gestion, on a calqué le modèle américain, qui valorise beaucoup les MBA. On décernait un peu plus de diplômes en génie que de MBA dans les années 50 (4700 contre 3800). Cela s'est complètement inversé. Dans les années 70, il y avait quatre fois plus de MBA. Et la tendance s'est prolongée dans les années 80, l'écart s'est agrandi de façon exponentielle. Pourtant, ce n'était pas une chose inévitable. L'Allemagne et le Japon, par exemple, ont refusé de prendre ce virage, comme le démontre entre autres Emmanuel Todd dans ses ouvrages. Et c'est à ce moment que le Japon a commencé à battre les États-Unis dans la course aux brevets. Car ce sont les ingénieurs et les scientifiques qui conçoivent les nouveaux produits et technologies concrets.