Des dizaines d'enfants qui se font prendre en photo devant un authentique Big Foot, et trois autocars de touristes coréens qui débarquent en trombe pour dévorer un «buffet chinois» préparé par un chef laotien.

Ajoutez-y quelques dinosaures géants, d'étranges éoliennes expérimentales et, avec un peu de chance, le chanteur Normand L'Amour qui y explore les possibilités de son synthétiseur. Pas de doute, le restaurant Madrid, autoproclamé «l'arrêt familial numéro 1 entre Montréal et Québec», est unique au monde.

Mais les jours du mythique établissement sont comptés. Au début du mois de septembre, les bulldozers raseront l'icône du paysage autoroutier québécois, pour faire place à une immense aire de restauration rapide occupée par plusieurs grandes chaînes. L'acquéreur, la firme Immostar, possède plusieurs aires de service du genre au Québec. Elle promet d'y investir 8 millions.

«Ce ne sera pas la première fois que le restaurant change de vocation», explique l'actuel propriétaire, Richard Arel.

En 1987, lorsqu'il a acheté la bâtisse, le restaurant était en faillite. «On y servait un menu digne du Château Frontenac. J'ai vite compris qu'il fallait servir des repas pour monsieur et madame Tout-le-Monde pour que ça marche», raconte le coloré homme d'affaires. Syndiqués avec la CSN, les 48 employés de l'époque n'ont pu faire autrement que de se lancer dans son projet... et de déchirer leur carte d'affiliation syndicale. «J'ai fait la même chose que Raymond Malenfant avec le Manoir Richelieu, mais moi, je les ai convaincus qu'ils étaient mieux sans syndicat», affirme M. Arel.

Stratégiquement situé à mi-chemin entre Québec et Montréal, l'endroit devait tout de même attirer l'attention des voyageurs. M. Arel, qui avait fabriqué le premier camion Big Foot au Canada, a donc décidé d'y exposer son joujou. Un coup de génie. «Mais les Big Foot ont fait leur temps», reconnaît M. Arel. En 1993, avec la popularité du film Jurassic Park, il a ajouté quelques dizaines de dinosaures géants dans le stationnement, «tous sculptés à la main» par des artistes de Saint-Jean-Port-Joli. Au fil des ans, d'autres «cossins» se sont ajoutés: écran lumineux géant sur le toit annonçant les plats du jour, jeu vidéo vintage, machines à sous, stand à t-shirts et décorations kitsch à l'intérieur.

«Certains disent que c'est kétaine, mais comme dit mon père: on est tous kétaines aux yeux de quelqu'un d'autre», dit Julie Arel, fille de Richard, qui gère aujourd'hui l'entreprise et ses 60 employés.

Même si le chiffre d'affaires du restaurant tourne autour de 3 millions par année, le temps était venu de vendre. D'importantes rénovations étaient nécessaires pour maintenir la bâtisse aux normes. Le 3 septembre prochain, tous ces vestiges seront vendus à l'encan. «Business is business», tranche Julie Arel. Son seul véritable regret: les employés devront se trouver un emploi. «Ils ont tous un emploi assuré dans le nouveau complexe qui sera construit. C'était une condition de vente», assure-t-elle. N'empêche, plusieurs employés - surtout ceux qui reçoivent des pourboires - préfèrent passer leur tour.

«C'est un petit village, ici. Les emplois sont rares. On ne sait pas ce qui va arriver avec nous, se désole une serveuse. La disparition du Madrid, c'est gros pour nous.»