Plusieurs dizaines de petits Québécois sont nés de mères porteuses au cours des dernières années. Ce qui était considéré comme illégal et clandestin il y a deux ans et demi à peine se voit peu à peu avalisé par de nombreux juges. Et même remboursé par l'État dans certains cas. Toutefois, les futurs parents n'ont aucune garantie.

Le jour de son troisième accouchement, Lucie a failli mourir. Les médecins ont sectionné son artère utérine lors d'une césarienne pratiquée en urgence. La jeune mère de famille s'est vidée de son sang avant de perdre son utérus et, pour quelque temps, la parole. Dix-huit mois plus tard, après un séjour aux soins intensifs, d'innombrables transfusions et une longue convalescence, tout ce qu'elle souhaite, c'est faire adopter le bébé par sa meilleure amie.

«Ce n'est pas comme si je donnais mon enfant. Je lui avais seulement prêté mon utérus. Je portais son ovule et le sperme de son mari, explique-t-elle. Si on peut prouver la paternité grâce à un test d'ADN, pourquoi pas la maternité? «

Même si son amie prend soin de la petite depuis le premier jour, rien ne permet de deviner comment la Cour du Québec réagira lorsqu'elle entendra sa demande d'adoption, dans environ trois semaines.

Il y a deux ans et demi, un jugement controversé avait mis fin aux espoirs de dizaines de couples infertiles. Le juge Michel DuBois s'était alors montré catégorique: puisque le Code civil prévoit que tout contrat de mère porteuse est «nul de nullité absolue», il n'était pas question de mettre les tribunaux devant le fait accompli et de demander l'adoption sous prétexte que l'enfant était déjà là et avait besoin d'une maman. Le consentement de la mère porteuse (qui avait reçu 20 000$) ne valait rien «parce qu'il était partie prenante à [une] démarche illégale et contraire à l'ordre public».

Depuis, au moins cinq de ses collègues en ont décidé tout autrement. Deux ans avant son jugement-choc, le juge DuBois avait lui-même ordonné l'adoption d'un enfant porté par la belle-soeur d'un couple, se disant ému devant pareille «offre de pure gratuité».

«Selon le juge sur lequel vous tombez, la réponse change. On ne peut accepter que dans des situations semblables, en appliquant les mêmes règles, on arrive à deux résultats différents», dénonce Me Michel Tétrault, avocat à l'aide juridique et professeur de droit de la famille à l'Université de Sherbrooke.

À l'Université de Montréal, le professeur de droit de la famille Alain Roy abonde dans son sens. «Ça prend des paramètres clairs et universels. On est mûrs pour un débat avec des sociologues, des juristes. Toute la question de l'intérêt de l'enfant fait inévitablement appel aux valeurs du juge. Le tribunal est en train de faire du droit à la place du législateur.»

Dans l'intervalle, plusieurs couples vont de l'avant. «La semaine dernière, j'ai mis au monde un bébé porté par la soeur de la mère», rapporte le Dr Hananel Holzer, directeur médical du Centre de reproduction McGill. «Mais il faut mettre un terme à l'incertitude, dit-il. Ces gens vivent dans la peur de ne pas pouvoir adopter. C'est très triste.»

Triste et injuste, estime-t-il. Car Québec assume depuis un an les frais de procréation assistée des couples infertiles. Mais les médecins ne savent plus trop qui doit payer lorsqu'une mère porteuse est impliquée. La clinique OVO ne traite pas ces dossiers différemment des autres. Au Centre de reproduction McGill, on préfère ne pas refiler au gouvernement la facture d'une pratique «semi-légale».

Questions d'argent

Devant pareil fouillis, un nombre grandissant de juristes veulent qu'on change la loi et qu'on en profite pour anticiper les problèmes. «Si l'enfant est handicapé, la mère porteuse restera-t-elle prise avec lui? Et que fera-t-on si elle veut garder l'enfant et que le père biologique réagit en en réclamant la garde lui aussi?», illustre Me Tétrault.

Ouvertement féministe, la professeure de droit Louise Langevin milite en faveur d'un changement radical. «La pratique des mères porteuses conduit à l'exploitation, car elle ramène les femmes à leur rôle traditionnel de reproduction et les expose à toutes sortes de pressions sociales», dit-elle.

Mais puisque les tribunaux la cautionnent tout de même, autant rémunérer ces femmes et «reconnaître la juste valeur du travail accompli» et les risques pour leur santé, argue la professeure, qui enseigne à l'Université Laval. «Sinon, on reproduit l'idée que les femmes travaillent gratuitement. On maintient les stéréotypes, dénonce-t-elle. Elles produisent une oeuvre d'art unique et devraient être payées en conséquence!»

Pour l'instant, les juges tendent au contraire à exiger que le don d'enfant soit aussi altruiste qu'un don d'organe - comme chez cette femme, qui a porté des jumeaux pour sa nièce, parce que celle-ci avait perdu deux bébés et failli mourir à deux reprises, son utérus se rompant à chaque grossesse.

En vertu de la loi fédérale sur la procréation assistée, seules les dépenses de la mère porteuse peuvent de toute façon être remboursées. Mais aucun barème n'existe encore. La loi est-elle respectée? Plusieurs juristes en doutent. «Il y a plusieurs façons de payer ses études», ironise Me Tétrault en évoquant une petite annonce lue dans le journal étudiant de McGill.

Au Centre de reproduction McGill, les mères porteuses appartiennent généralement à la famille du couple infertile, précise le Dr Holzer. Chez OVO, plusieurs patients trouvent leurs candidates sur l'internet, mais celles-ci ne sont pas mues par l'appât du gain, assure le Dr Bissonnette. «Je les entends dire qu'être enceinte est comme une drogue pour elles, que c'est plaisant», dit-il.

Ayant déjà vécu deux grossesses faciles avec ses deux filles, Lucie pensait connaître le même sort. Mais avant même de frôler la mort en accouchant pour son amie, elle a enduré un calvaire. Fausse couche, grossesse extra-utérine, traitements de chimiothérapie pour faire fondre l'embryon, six mois de convalescence, injections d'hormones, etc.

Après l'accouchement, elle n'a pas eu droit au congé de maternité, puisqu'elle n'a jamais signé l'acte de naissance. La fatigue l'a finalement empêchée de reprendre son ancien poste d'enseignante.

Aujourd'hui, elle ne repasserait pas par là. Peu importe le prix. Mais elle n'a pas de regrets, dit-elle, et demeure favorable aux mères porteuses. «Je comprends les craintes d'abus, mais quand c'est fait par les cliniques de fertilité, on passe toutes sortes de tests médicaux et psychologiques, dit-elle. Cela vaut mieux que de laisser les gens aller ailleurs, sans contrôle.»