Au pied des montagnes de Sainte-Agathe-des-Monts, deux fillettes vêtues comme les religieuses catholiques d'antan promènent leur poupée dans une poussette. De dos, elles semblent porter de tout petits tchadors.

Leurs mères, leurs soeurs et leurs amies sont toutes ensevelies sous les mêmes couches de drap noir. Leur destin: se marier le plus jeune possible, avec un homme qu'elles n'ont pas nécessairement choisi - et apprendre à la maison tandis que les garçons fréquentent une école spéciale.

C'est ainsi qu'en Israël, les membres d'une communauté ultraorthodoxe jumelle sont qualifiés de «talibans juifs».

Revirement

Depuis bientôt 10 ans, les 45 familles québécoises de Lev Tahor («coeur pur» en hébreu) menaient pour leur part une vie sans histoire au coeur des Laurentides. Tout a changé brutalement la semaine dernière, lorsque Immigration Canada a intercepté, à l'aéroport de Dorval, deux adolescentes israéliennes de 13 et 15 ans, qui étaient attendues par la communauté. Malgré leurs pleurs et leurs cris, les deux soeurs ont été détenues quelques jours, puis renvoyées chez elles, à Beit Shemesh, à 40 km de Jérusalem.

C'est Interpol qui a alerté les autorités canadiennes après qu'une juge de la famille israélienne eut ordonné le retour des deux filles. Leur grand-oncle (non orthodoxe) a convaincu le tribunal qu'elles risquaient d'entrer dans une secte, d'être dépouillées et d'être mariées contre leur gré.

«Il y a quelque chose d'erroné dans la façon dont [leurs] parents perçoivent les modes de vie», a écrit la juge Rivka Makayes, en rendant une ordonnance provisoire. Elle doit maintenant décider si appartenir à Lev Tahor est carrément illégal parce que cela met les enfants en danger. Si c'est le cas, les enfants de plusieurs dizaines de familles israéliennes vivant à Beit Shemesh pourraient être enlevés à leurs parents, comme l'ont été les enfants des mormons polygames, aux États-Unis.

Jugés à distance

«Ils jugent nos pratiques à distance, sans nous entendre. C'est injuste», s'indigne Mayer Rosner, un des leaders de la filiale de Sainte-Agathe-des-Monts.

Les deux adolescentes ne risquaient rien, jure-t-il. «C'était une simple visite, pour fêter avec nous les fêtes de Rosh Hashana et Yom Kippour. Elles sont devenues amies avec mes filles en leur parlant au téléphone. Elles discutaient de cuisine, de couture, de choses normales d'enfant et voulaient découvrir notre mode de vie.»

Il y a environ cinq ans, les services québécois de protection de la jeunesse se sont pareillement inquiétés, raconte l'homme de 35 ans, lui-même père de trois garçons et cinq filles. «De temps en temps, quelqu'un les appelle à notre sujet. Mais ils sont venus nous rencontrer et n'ont rien eu à redire, dit-il. Nous vivons dans un pays démocratique et nous pouvons nous habiller comme nous le désirons.»

«Si quelqu'un veut nous quitter, il est libre de le faire, ajoute-t-il. Nous n'avons que des gens heureux à 100% d'être ici.»

Pour le prouver, l'homme de 35 ans nous a invités dans sa cuisine dépouillée, où sa femme et cinq filles presque identiques, polies et curieuses attendaient avec de grands sourires. La bambine de 2 ans tétait une suce rose vif, qui tranchait avec son voile noir. Les trois garçons étaient à l'école. «Les filles doivent cuisiner et se préparer pour la fête du Yom Kippour [en fin de semaine]. Sinon, c'est leur mère qui leur enseigne la religion juive, les mathématiques et les autres matières», a affirmé M. Rosner.

À New York, où elles sont restées, sa propre mère et ses soeurs ne s'habillent pas comme sa femme et ses filles, admet-il, les juives orthodoxes se contentant d'habitude de porter une perruque et des vêtements couvrants.

«Nous avons progressé pas à pas au cours des 10 dernières années, expose M. Rosner. D'abord, nous avons introduit le foulard. Ensuite, la longue robe, puis le long tablier par-dessus. À partir de 12 ans, les filles ajoutent une cape.»

Pourquoi? «Dans des livres, nous avons trouvé de vieilles photos en noir et blanc qui montrent qu'avant, les juifs s'habillaient partout ainsi: en Pologne, en Hongrie, en Russie, au Maroc, en Tunisie...», dit M. Rosner.

«Nous voulons renouer avec les coutumes d'origine. On ne peut faire aucun compromis avec la culture occidentale. C'est comme ça que nous avons pu survivre à l'Holocauste et à 2000 ans d'exil», dit-il.

Une vengeance?

Selon des médias israéliens, les membres de Lev Tahor fouettent les pécheurs et marient leurs filles dès l'âge de 14 ans. «Faux, dit M Rosner. Selon la Torah, mieux vaut que les filles se marient aussi tôt que possible. Mais nous respectons la loi canadienne et nous attendons qu'elles aient 16 ans, parfois plus.»

À ses yeux, les Israéliens se vengent. Car le controversé rabbin de Lev Tahor, Shlomo Helbrans, clame que les Juifs doivent attendre le Messie pour former un État. Comme certains autres orthodoxes, il ne reconnaît donc pas l'État d'Israël et a même brûlé son drapeau.

Chose certaine, de nombreux grands leaders juifs désapprouvent ses interprétations de la Torah. Et plusieurs personnes ont protesté lorsque le Canada lui a accordé le statut de réfugié, il y a bientôt 10 ans, ce qui lui a permis d'entraîner ses fidèles à Sainte-Agathe. Au milieu des années 90, alors qu'il vivait à New York, Shlomo Helbrans a fait deux ans de prison pour avoir abusé de son autorité avec un élève de 13 ans, qui a abandonné sa famille pour lui.

Quoi qu'il en soit, son bras droit Mayer Rosner rejette l'étiquette de taliban. «Nous ne sommes pas des terroristes, souligne-t-il. Et contrairement aux gens de Naturei Karta [une autre communauté ultra-orthodoxe], même si nous sommes contre Israël, nous ne manifestons pas aux côtés des Arabes.»