Un jour, ils faisaient leurs devoirs, rêvaient au père Noël, jouaient à la poupée. Puis, leur parent s'est suicidé. Et rien n'a plus jamais été pareil.

Béatrice disparaît presque derrière le gros ourson en peluche plaqué contre son corps gracile. Elle a 12 ans, un visage de poupée, une épaisse frange qui retombe sans arrêt sur ses yeux sombres. Et des pensées parfois plus noires encore.

Il y a cinq ans et demi, le père de Béatrice (1) s'est suicidé. «Le plus dur, c'est que si je pouvais le revoir, je ne saurais plus quoi faire, se désole-t-elle. Avant, j'en rêvais tellement! Maintenant, je n'arrive plus à vivre la joie que je ressentais quand il me faisait un câlin. J'ai très peur de l'oublier, comme s'il y avait une chance qu'il revienne si je m'accrochais assez fort.»

D'après une estimation modeste, environ 400 enfants et adolescents québécois vivent chaque année le même drame. Pour la plupart, ils se sentent seuls au monde. Comment comprendre que son parent ait pu choisir de mourir? Comment affronter les préjugés des autres? «À ce que je sache, on est une belle famille. Mais les gens autour de nous ont toujours une petite méfiance. Comme si on allait les contaminer», s'attriste Béatrice.

Dans son groupe d'entraide, qui a bien voulu accueillir La Presse à deux reprises, ils sont une dizaine. Pas toujours les mêmes. Eux aussi viennent de belles familles. Leur père était médecin, comptable, restaurateur, chauffeur de taxi. Leur mère était infirmière ou enseignante. Avec eux, ils faisaient du ski, allaient à la pêche ou chantaient en se rendant à l'école. Jusqu'à ce qu'une dépression très profonde, et parfois un problème d'alcool ou de drogue, fasse éclater leur vie en morceaux.

Dans leur immense malheur, ces jeunes ont eu un tout petit peu de chance. Car avant de se retrouver au groupe d'entraide, ils ont suivi une thérapie de groupe pour enfants ou pour adolescents à la Ressource régionale de suicide de Laval. Une rareté. «Il existe de beaux services en individuel, mais les enfants veulent se sentir semblables aux autres. En groupe, ils découvrent que ce qu'ils ressentent est normal», constate l'intervenante Josée Lake, qui a elle-même perdu son frère par suicide.

Dans le vaste monde, le réconfort n'est pas garanti. «Mes oncles m'évitent depuis que mon père est mort. On dirait qu'ils ne sont plus capables de me parler comme avant», déplore Charlotte, 15 ans.

Une autre adolescente a dû changer d'école parce que la direction craignait que son deuil ne perturbe les autres élèves. «Ma meilleure amie a dit dans mon dos que j'avais trop besoin d'attention et que je devais tourner la page, raconte pour sa part Béatrice. Mais on ne peut pas faire ça! Depuis quelque temps, j'ai tout le temps envie de pleurer. J'aimerais me retenir, mais ça déborde.»

Le suicide très médiatisé d'une jeune Gaspésienne victime d'intimidation les a tous bouleversés. «Une fille a dit que c'était une lâche, raconte Charlotte. J'ai dû sortir de la classe pour pleurer cinq bonnes minutes. Elle le sait, pour mon père, et elle ne s'est même pas excusée. Ce n'est ni lâche ni courageux, c'est juste de la souffrance.»

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Lorsqu'ils ont appris la nouvelle - que ce soit à 4, 6, 11 ou 13 ans -, ils ont tous refusé d'y croire. Un tout petit garçon a entendu sa soeur hurler lorsqu'elle a trouvé le corps de leur père. Émilie, elle, n'a rien vu, mais elle s'est mise à courir et à appeler son père de toutes ses forces.

Une autre enfant a été ramenée à la maison par les ambulanciers. Elle avait très hâte de montrer ses nouvelles photos d'école à sa mère. Mais sa mère n'y était plus - même si elle avait pris soin de lui acheter un cadeau d'anniversaire la veille de son suicide: «On a fêté mes 7 ans le lendemain des funérailles. Je ne comprenais pas comment elle pouvait me donner un cadeau si elle n'était pas là.»

Aujourd'hui, chaque anniversaire, chaque passage est difficile: déménagement, remise de diplôme, premier amour. Émilie est entrée au cégep en septembre. «Je voudrais que mon père voie ce que je suis devenue, je voudrais entendre ce qu'il me dirait s'il était là», dit-elle.

Charlotte, elle, pleure de fatigue. Elle passe souvent la nuit debout lorsque sa mère dort ailleurs avec son nouveau compagnon. «J'ai très peur quand elle s'en va, très peur dès qu'elle arrive en retard. Je voudrais qu'elle réalise que j'ai besoin d'elle...»

Tous les jeunes perturbés par un suicide détestent que leurs relations changent. «Quand les gens entrent dans ma vie, j'ai toujours peur d'avoir encore de la peine, peur qu'ils me déçoivent et me laissent tomber, confie Béatrice. Et quand ça arrive, je n'arrête pas de me demander ce que j'aurais pu faire d'autre. J'accepte beaucoup de choses, juste pour que ça continue.»

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Comme elle, aucun ne veut oublier. Ils cherchent partout les yeux, le sourire ou le parfum du disparu. «Quand je me retourne dans la rue, il m'arrive de voir quelqu'un qui ressemble à mon père. On dirait que j'hallucine», dit Maude, 12 ans. Certains soirs, elle écoute la musique qu'il aimait: «Ça me fait pleurer, mais j'aime ça en même temps.»

Avec le temps, leurs rêves s'entremêlent aux souvenirs. Émilie était en Gaspésie avec le reste de sa famille lorsque son père s'est tué, à Montréal. «Avant de partir, on lui a dit au revoir sans se rendre compte que c'était la dernière fois, dit-elle. Je ne sais même plus si je me suis retournée pour le saluer par la fenêtre de la voiture.»

1. Les prénoms de tous les enfants ont été changés

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Des lettres déchirantes

«Salut papa, comment ça va? Moi, pas bien depuis que tu es parti. Je suis désolé pour toutes les choses que j'ai faites de mal et pour quand je t'ai fait de la peine. Tu nous as fait de la peine en te suicidant et ce n'est pas la meilleure façon, mais nous t'aimons encore et pour toujours. J'aurais aimé que tu restes en vie. De ton petit trésor, comme tu disais. P.S.: Faites que ce soit la dernière fois que je vais avoir autant de peine.»

«Bonjour maman. J'aurais voulu te dire que tu es belle, gentille et que je t'aime beaucoup. J'aurais voulu aussi que tu ne penses pas à mourir et que tu vives avec nous. Je voudrais te remercier de m'avoir dit que je suis belle et que je suis une bonne petite fille.»

«Quand tu vas revenir, j'aimerais savoir pourquoi tu as fait cela, mourir. Je t'aime beaucoup. Tu brilles comme une étoile. J'aimerais beaucoup que tu deviennes vivant. Ça serait l'fun et tu serais vivant pour jouer à l'avion avec moi.»

«Je sais écrire en lettres attachées maintenant, êtes-vous fiers de moi?» - Un enfant de 8 ans dont la mère est morte d'une maladie et dont le père s'est ensuite suicidé

«Je sais que tu avais mal, mais je suis déçu que ton mal ait été plus grand que ton amour pour nous. À cause de ça, j'ai muffé un examen. Mes amis ne m'aimaient plus. Tu as fait de la peine à toute la famille. C'était insensé de ta part. Je me suis fait humilier parce que je pleurais. Je te haïssais. Maintenant, je ne ressens plus grand-chose pour toi. Moi qui t'adorais. En plus, tu laisses maman avec un bébé. Sincèrement, je te trouve épais. Si je pouvais, je te fesserais et tu aurais très, très mal. Au plaisir de ne plus jamais te revoir. Adieu.»

«Salut pa, je ne sais pas ce qui t'a pris de te suicider. Je pense constamment à toi. Je m'ennuie, j'attends, je suis sûr que tu vas revenir. Toutes ces choses que j'ai faites, je veux les recommencer avec toi. Mais tu n'es pas là. Tu ne peux pas savoir comment tu m'as fait de la peine. Tu m'a déçu quand tu volais et que tu prenais de la drogue, mais ce n'est rien à côté de mourir par exprès, de ne plus vouloir de moments avec moi ou maman. Tu m'as abandonné et je n'ai plus de père pour parler entre gars. Pourquoi c'est arrivé à toi et à moi? Tout ça pour dire que je t'aime et que je t'aimerai toujours.»

«Je t'aime beaucoup papa. Je m'ennuie de toi. Je suis désolé pour tout ce que j'ai fait de mal. Ne te tue pas. Je t'aime.»