Les premiers efforts du Canada visant à surveiller environ le cinquième du tronçon québécois de la frontière avec les États-Unis semblent avoir eu pour effet de déplacer le passage de réfugiés clandestins en dehors de la zone où les agents patrouillent. Depuis le début de l'année, plusieurs clandestins sont notamment entrés au Canada par la région de Stanstead, en Estrie, a constaté La Presse.

Il y a quelque chose d'un peu absurde dans la frontière qui sépare les municipalités de Stanstead, au Québec, et de Derby Lane, au Vermont. Pas seulement à cause de cette ligne diagonale bleue peinte sur le plancher de la bibliothèque qui chevauche les deux pays, ni de ces propriétés dont la porte est canadienne et la cour américaine.

Hormis deux grilles fortifiées, il n'y a pas grand-chose pour empêcher les gens de franchir cette portion de la frontière terrestre qui sépare les deux pays, la plus longue du monde.

Les forêts à perte de vue, les lacs et les terrains à peine escarpés semblent a priori - malgré la présence de caméras et de détecteurs de mouvements en sol américain - une valeur sûre pour franchir illégalement la frontière.

Aucune clôture ne s'élève au bout de la rue Church, à Stanstead. Des inscriptions sur le bitume indiquent où l'on quitte le Canada pour entrer au Vermont. Le côté américain est surveillé en permanence par des policiers de la patrouille frontalière. Plusieurs voitures quadrillent d'ailleurs le secteur, au cas où des personnes seraient tentées d'entrer illégalement aux États-Unis. Du côté canadien, il n'y a pas l'ombre d'une patrouille policière. Des agents frontaliers travaillent aux petites douanes de Stanstead et de Beebee. Une poignée de policiers de la Gendarmerie royale du Canada occupe aussi les bureaux de Stanstead et d'autres surveillent la frontière à partir du quartier général de l'escouade Concept, à Venise-en-Québec.

«Ce n'est pas ben Laden!»

Mais dans les rues de Stanstead, aucune trace des autorités canadiennes. Si des personnes tentaient de traverser illégalement chez nous, il n'y aurait personne pour les intercepter. Les résidants du coin ont tous reçu un aimant, à poser sur le réfrigérateur, indiquant le numéro de téléphone à composer pour signaler la présence de clandestins aux autorités.

Ben Kramer, lui, n'en ferait rien. «On a eu une rencontre, l'an dernier, à la bibliothèque avec les autorités des deux pays. On nous a dit qu'environ 400 réfugiés illégaux avaient été interceptés l'an dernier. Pour moi, c'est 400 personnes qui souhaitent avoir une vie meilleure. Ce n'est pas ben Laden!», tonne le résidant de Stanstead qui habite presque au bout de la rue Church. Il déplore l'absurdité du durcissement de la répression à la frontière depuis quelques années, surtout aux États-Unis. «Ils menacent de m'arrêter lorsque mon chien se sauve de l'autre côté. Mais ils s'en moquent si les gens traversent illégalement ici. Ce n'est plus leur problème, disent-ils.»

Plusieurs personnes interrogées ont rapporté avoir vu des familles entières arriver en voiture avec leurs valises, traverser la frontière au nez des policiers américains et monter à bord d'une voiture garée pour eux en sol canadien.

La plupart du temps, ils sont d'origine sud-américaine, ne parlent ni anglais ni français et n'ont pas les vêtements adéquats en hiver. D'autres voisins ont dit avoir croisé des gens d'origine asiatique, semblant désorientés, demander comment prendre l'autocar vers Montréal. Tous ont vu ces personnes faire de l'auto-stop le long de l'autoroute. Plusieurs ne se cachent pas et espèrent se faire arrêter par la police afin de demander le statut de réfugié politique.

Traverser à pied

Les autorités ont démantelé quelques réseaux de passeurs dans ce secteur au cours des dernières années. En 2001, la GRC a arrêté plus d'une quarantaine d'immigrés illégaux et a démantelé deux réseaux à cet endroit. Deux clôtures ont par la suite été installées pour séparer deux rues qui causent des problèmes car elles chevauchent les deux pays. Mais quelques entrevues sur place suffisent pour comprendre que le problème est loin d'être réglé. D'ordinaire, les gens empruntent la rue Church pour entrer au pays. On les dépose dans le stationnement de la bibliothèque et ils franchissent la frontière à pied.

Ils marchent sur la pelouse de cette résidante de Stanstead. Par la grande fenêtre de sa maison victorienne, elle surprend régulièrement des personnes qui empruntent son terrain. Elle ne s'en occupe même plus, dit-elle.

«Vous auriez dû venir mardi dernier. La police a intercepté des gens d'origine sud-américaine», nous a-t-elle raconté il y a quelques semaines.

Un peu plus loin, un vieil homme inspecte sa souffleuse dans le stationnement de son bungalow situé dans une rue en cul-de-sac. Il raconte avoir vu une famille de Chinois emprunter sa rue, des valises plein les bras.

Le maire de cette municipalité de 2900 âmes, Philippe Dutil, dit ne rien savoir des immigrés illégaux qui franchissent la frontière. «Parfois, moins on en sait, mieux c'est», résume cet ancien employé de l'Université Bishop, élu il y a deux ans. Pour ce natif de Stanstead, dont le père était douanier, le phénomène des immigrés illégaux est marginal. «Mais les gens disent que c'est une passoire», ajoute-t-il dans un haussement d'épaules. Tous les citoyens de sa ville ont une anecdote concernant des réfugiés illégaux, concède-t-il, lui le premier. «J'en ai déjà vu un faire de l'auto-stop en bordure de l'autoroute pendant que je me rendais au travail.»

M. Dutil déplore le zèle qui caractérise souvent les autorités américaines de l'autre côté de la frontière. «Ils nous questionnent beaucoup, ça frôle parfois le harcèlement. Avant, les douaniers américains étaient des gens de l'endroit, maintenant ils viennent de partout et font des rotations. Ceux du Sud, habitués à la frontière mexicaine, sont plus zélés», observe le maire.

Un net contraste avec les autorités canadiennes, pratiquement invisibles dans les rues de Stanstead. Un problème, selon le maire Dutil. «Tout le monde se sentirait plus en sécurité avec plus de protection», laisse-t-il tomber.

Au bout de la rue Church, une borne en pierre délimite les États-Unis et le Canada à l'ombre de la bibliothèque. Deux VUS de la Border Patrol font rouler leur moteur du côté américain.

À l'est de la bibliothèque, des centaines de traces s'étendent dans la neige.

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Projet Concept

Avant la création de l'escouade Concept, en 2010, personne n'arpentait la frontière du côté canadien pour assurer son intégrité. Ce projet-pilote a le mandat de faire la vie dure aux clandestins de la région de Lacolle, un secteur choisi à cause de sa réputation de passoire. L'escouade compte une quarantaine de membres, soit des policiers de la Gendarmerie royale du Canada, de la Sûreté du Québec et des agents des Services frontaliers. Vu l'immense territoire à couvrir et le faible effectif, les policiers n'ont souvent pas le temps d'intervenir. Les immigrés illégaux disparaissent vite sans laisser de traces.

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Clandestins aux frontières

Près de 5000 ressortissants étrangers ont présenté des demandes d'asile dans les aéroports, à la frontière, dans les bureaux intérieurs de l'immigration et après leur arrivée par bateau entre janvier et février 2011, révèle un document de l'Agence des services frontaliers obtenu grâce à la Loi sur l'accès à l'information. De ces demandes, 575 ont été présentées directement à la frontière un peu partout au Canada, dont 104 au Québec (72 à Lacolle). La moitié des demandeurs d'asile provenait de l'Amérique centrale et du Sud. - Hugo Meunier et William Leclerc

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Clandestins par bateau

L'Agence des services frontaliers du Canada a recensé 23 167 immigrés clandestins en 2010, dont 810 ont atteint le pays par bateau. Ce nombre a bondi de 187 en 2009 à 810 l'année suivante, selon un document obtenu grâce à la Loi sur l'accès à l'information. Il faut dire que l'arrivée, au port de Vancouver, de 492 ressortissants srilankais à bord du navire MV Sun Sea a grandement fait gonfler ces statistiques. Parmi ces demandeurs d'asile, 62 membres d'équipage ont déserté dans l'espoir d'une vie meilleure. À l'échelle nationale, le nombre d'immigrés qui arrivent au Canada par bateau est faible. - Hugo Meunier et William Leclerc