Après avoir exploré l'obsession des Québécois pour la consommation, notre chroniqueur est allé dénicher quelques «extraterrestres» qui savent distinguer leurs besoins de leurs désirs.

Joindre les deux bouts sans difficulté, en cette ère où tout-le-monde-est-pris-à-la-gorge? Ça se fait. Il y a des gens qui «arrivent», et facilement, en plus. Je le sais, je leur ai parlé.

Ils s'appellent Hugo, Martine, Fabienne, Philippe. Ils ont tous un point en commun. Ils dépensent peu. Pas de folies. Contrôle des dépenses rigoureux.

Ai-je dit un seul point en commun?

En y repensant, c'est plutôt deux.

Je résume le second trait commun de ces quatre-là grossièrement: ils savent distinguer leurs besoins de leurs désirs.

Ça, c'est plus compliqué. Parce que ça ne demande pas qu'un budget mensuel, ça ne demande pas qu'une calculatrice. Ça demande quelque chose comme une autre conception de soi, de la vie. Peut-être même du bonheur...

Martine Thibault, 39 ans, a quatre garçons de 5, 7, 14 et 16 ans. Elle travaille à temps partiel, elle est la femme à temps plein d'un technicien en téléphonie. Ils habitent quelque part entre Montréal et Québec.

Une seule voiture pour les six. Les loisirs, c'est près de la maison, du plein air pas compliqué. Tout ce qui peut être acheté d'occasion l'est, sur les PAC, sur Kijiji. «Habiller six personnes dans les vestiaires, dans les friperies? Ça se fait, dit Martine. Et ça fait économiser énormément de sous. Et tout le monde est bien habillé.»

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Fabienne Elliott a répondu à mon appel à tous sur le fric avec une montée de lait sarcastique, singeant les commentaires d'amis imaginaires et son propre soliloque...

«T'es jamais allée manger chez Joe Beef ou chez Graziella? Tu vaux plus que ça! Pis des bulles, après une grosse semaine, c'est donc bon! Et une virée improvisée dans Charlevoix, pourquoi pas? Paraît qu'y a une microbrasserie du tonnerre! Hein, Kollontaï a une vente d'entrepôt, tu dis?»

Quand j'ai rencontré Fabienne, je suis allé à l'essentiel:

- C'est quoi, Kollontaï?

- C'est une collection de vêtements faite par une designer québécoise...

Fabienne habite une maison de campagne, loin de ce Montréal où je l'ai interviewée, avant les Fêtes. Elle m'a raconté sa vie autour d'un T4 de 30 000$, son cumul de contrats d'enseignement qui devrait la mener, bientôt, à la terre promise: un job de prof de cégep. Elle m'a raconté comment elle tient ses désirs à distance. Un exemple: «Regarde mon cellulaire. Sais-tu à quoi il sert? À té-lé-pho-ner! Capoté, hein? Mes élèves n'en reviennent pas...»

Fabienne ne vous fera pas croire que c'est facile, de vivre selon ses moyens. «Quand j'ai envie de manger des huîtres grillées au bleu, envie qui grugerait mon budget-épicerie de moitié à elle seule, suis-je zen? Non.»

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Philippe Bédard, 41 ans, est conseiller financier. Père de deux jeunes enfants, il pratique ce qu'il enseigne, apparemment: «Je n'ai pas besoin de ma prochaine paie. Ni des 51 suivantes.» Son salaire oscille entre 65 000 et 90 000$, selon les années. Sa femme en fait 40 000.

Dans son bureau, il est témoin de la relation insouciante de ses clients avec le fric. «Les gens engloutissent trop d'argent dans les loisirs. Je parle de restaurants, de sorties, de voyage. J'inclus le câble, le cellulaire, l'internet. Mais, surtout, ils dépensent trop sur leur maison, sur leurs voitures, hors de prix...»

Le hic, dit Philippe Bédard, c'est que tout nous chuchote «T'as les moyens». Quand ce n'est pas la publicité omniprésente, c'est la pression sociale: le beau-frère, le voisin. Sinon, ce sont les banques, prêtes à nous consentir des hypothèques immenses...

«J'ai toujours voulu habiter un certain quartier, sur la Rive-Nord. En 2001, j'avais repéré une maison. Le prêteur était disposé à nous avancer l'argent. Sans problème. Mais on aurait mangé du baloney longtemps!»

Il a acheté une maison, plus modeste, dans un autre quartier. Quelques années plus tard, à la faveur du boom immobilier, il l'a revendue, «avec 100% de profit». Là, il a acheté une maison dans le quartier de ses rêves. Pas avant.

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Hugo Laplante épie lui aussi la relation particulière des gens avec l'argent: il est courtier immobilier à Montréal. «Ce qui me frappe, souvent, c'est que bien que je gagne deux fois plus que certains couples qui se présentent devant moi, je me dis que je n'ai pas les moyens de m'acheter ce qu'ils envisagent d'acheter...»

Hugo Laplante est aussi à la tête d'un petit parc immobilier qu'il a bâti à coups de marteau et de sacrifices. Pas indépendant de fortune, à 40 ans, mais pas loin. Mais il est fasciné de voir à quel point, parmi sa clientèle et dans son entourage, les gens vivent au-dessus de leurs moyens. «C'est pas parce qu'on peut payer, lance-t-il, un brin assassin, qu'on a les moyens...»

J'ai interviewé Martine, Philippe, Hugo et Fabienne séparément. Chacun, à sa façon, dans ses mots, m'a décrit l'immense pression sociale qui les pousse vers la dépense irréfléchie.

Martine: «Je regarde mon fil Facebook. Pour bien des gens, c'est le voyage dans le Sud, chaque année. Avec les enfants! C'est rendu la norme. Et si on n'y va pas, on est quasiment à part...»

Philippe: «J'ai une télé à écran plat de 24 pouces, uniquement parce que la vieille télé, achetée en 1994, a brisé.» À propos des habitudes de consommation dont il est témoin: «Quand je me compare, je suis quasiment un extraterrestre.»

Hugo: «Mon deuxième triplex, sur Iberville, ne paie pas de mine, vu de l'extérieur. Je me suis déjà fait dire: «Comment tu peux faire vivre ta blonde icitte?» Moi, je passe pas deux heures dans le trafic chaque jour.»

Fabienne: «Quand on n'embarque pas là-dedans, on est vu comme une bête étrange. Je me fais dire que je vaux plus que ça. Voilà, on en revient aux valeurs. Ou plutôt, à la valeur.»

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Philippe Bédard me jure qu'il a fréquemment - pas chaque semaine, mais assez souvent pour s'en souvenir - eu l'échange suivant avec des clients très portés sur le moment présent...

«Je regarde tes chiffres: t'as rien prévu pour la retraite?»

- Je vais hériter de mes parents!

C'est à ces plans de retraite macabres que j'ai pensé, plus tard, en lisant une étude des professeurs Jean-Herman Guay et Luc Godbout, publiée dans la revue Options politiques, en novembre dernier. Extrait: 25% des répondants disent que «ce n'est pas aux citoyens d'épargner pour la retraite, c'est à l'État ou aux entreprises» de le faire... Le quart!

Le titre de l'étude de Guay et Godbout: Taxation et gestion budgétaire: la pensée magique des Québécois.

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Ils s'appellent donc Hugo, Martine, Fabienne, Philippe. Ils parviennent à joindre les deux bouts. Je crois qu'ils vivent tout simplement dans le réel, loin de la pensée magique.

Vous pourriez être tenté de les imiter, de vivre selon vos moyens sans confondre désirs et besoins. Martine croit que c'est une mauvaise idée.

«Il ne faut pas faire ce que je fais, dit-elle. L'économie s'écroulerait...»