La première était une jeune Inuite heureuse. Elle venait d'accoucher. Elle est morte poignardée. La seconde est blanche, enseignante, et recueille les enfants dont la famille a été frappée par de tels drames. Deux histoires qui résument à elles seules l'ampleur des défis sociaux du Grand Nord.

«J'ai trois enfants et un gentil mari [...]. Il m'a toujours aidée, pour tout! Je ne les quitterai jamais, jusqu'à la fin des temps. Merci, Dieu, de m'avoir donné ces quatre garçons. Je les aime trop! Pour le reste de ma vie!»

C'est ce qu'a écrit Talasia Tukalak sur sa page personnelle présentant son profil internet. De gros coeurs rouges égaient le texte agrémenté de photos d'elle, radieuse, dans sa robe de mariée. À ses côtés, on voit son mari, Putugu Tukalak.

Le 29 janvier dernier, la jeune femme de 26 ans a entrepris son dernier voyage. Elle rentrait chez elle, à Puvirnituq, petit village de 1400 âmes du Nord-du-Québec. Nous étions à bord du même vol.

Sur les ailes d'Air Inuit, elle revenait d'un séjour de quelques semaines à Montréal où elle a donné naissance à son quatrième enfant. Elle a dû laisser son poupon de 1 mois derrière elle. Son état de santé nécessitait des soins spécialisés.

Quand l'avion s'est posé sur le tarmac enneigé, le ciel était d'un bleu pur. La neige craquait sous les pas. Le soleil illuminait l'étendue plane et glacée de cette communauté située à une soixantaine de kilomètres de la baie d'Hudson. Un dimanche paisible. Seul le vrombissement des motoneiges qui s'en donnaient à coeur joie sur la rivière gelée brisait le silence.

Ce bonheur tranquille a chaviré d'un coup. Ce soir-là, au coeur de l'hiver polaire, Talasia a été tuée. Morte poignardée. Son mari, qu'elle adorait, est accusé du meurtre.

C'est lui qui a appelé les policiers pour les prévenir du drame. Les trois autres enfants du couple, âgés de 8, 3 et 2 ans, étaient présents. Ils ont été placés temporairement chez leurs grands-parents paternels.

La nouvelle s'est répandue rapidement dans la petite communauté. Le lendemain, à l'heure du midi, un attroupement bloquait la route, sur le chemin de l'école. Une femme pleurait bruyamment. Elle venait d'apprendre la mort de son amie.

La communauté est plongée dans la stupeur et l'incompréhension. Rien ne laissait présager un tel drame. La famille était promise à un bel avenir. Plusieurs ont côtoyé Putugu Tukalak lorsqu'il travaillait comme enseignant non qualifié à l'école du village. L'été dernier, il faisait partie de l'équipe qui a représenté le village aux XVes Jeux d'été de l'est de l'Arctique.

Comme tant d'autres, le couple a été rattrapé par les problèmes sociaux qui frappent de plein fouet les 14 communautés du Nunavik. L'alcool et la violence constituent un cocktail explosif.

Les crimes sont en augmentation depuis quelques années, révèlent les données de l'Administration régionale Kativik. Les policiers sont mieux formés. Ils font davantage de prévention et d'interventions, ce qui contribue à gonfler les statistiques.

Mais il reste que le Nunavik est aux prises avec d'importantes dépendances aux drogues et à l'alcool. Des problèmes qui accentuent la violence et le nombre d'homicides.

La violence conjugale fait partie du quotidien. Tous en sont conscients. Mais plusieurs se taisent. Ils font semblant de ne pas voir les bleus qui marquent les bras d'une collègue.

Les maisons préfabriquées en lattes de bois et en aluminium sont collées les unes sur les autres. Il n'est pas rare que trois familles s'y entassent, faute de place ailleurs. Quand ça crie trop fort dans la maison d'à côté, on monte le son de la télévision.

«La violence est un énorme problème», reconnaît Lizzie Aloupa, conseillère en prévention à l'Administration régionale Kativik.

Les problèmes d'alcool sont en croissance et aggravent la pauvreté. Le cannabis est aussi très présent. Il n'est pas difficile de s'en procurer. À moins d'un blizzard, les avions livrent la marchandise tous les jours. Un «Mickey», flacon de 10 onces d'alcool fort, se vend une centaine de dollars.

Le Plan Nord mis de l'avant par le gouvernement Charest ne suscite pas beaucoup d'espoir. Quand on les interroge sur la question, les Inuits haussent les épaules. Mis à part la construction de logements, rien de très précis n'est prévu pour aider les communautés à faire face aux problèmes sociaux.

Plusieurs craignent les répercussions d'un développement économique. Quand les chèques provenant de redevances minières arrivent dans les villages, les conséquences sont immédiates sur la consommation d'alcool et la recrudescence de la violence. Qu'en sera-t-il avec le Plan Nord? se questionne Mme Aloupa, faisant écho aux inquiétudes de plusieurs.

Quand le pire survient, que la violence dégénère en homicide, la division des enquêtes sur les crimes contre la personne de la Sûreté du Québec est appelée en renfort.

Les enquêteurs vont au Nunavik une fois tous les deux mois, parfois davantage. C'est beaucoup pour un territoire d'à peine 11 000 personnes.

Le village de Puvirnituq est particulièrement éprouvé. Quatre meurtres ont été commis au cours des six derniers mois.

Avant même que l'avion atterrisse, le mot se passe à la radio communautaire: l'arrivée des enquêteurs est imminente.

«La collaboration est généralement très bonne», relate le capitaine Sylvain Baillargeon, responsable de la division. Les policiers rencontrent d'abord le maire pour expliquer leur démarche. C'est souvent lui qui les aide à trouver des témoins ou dénicher un interprète pour traduire l'inuktitut.

Le poste de commandement est aménagé à la mairie ou à l'école. Le travail d'enquête est le même que partout ailleurs, mais les policiers tentent de s'adapter à la culture locale. Pas question, par exemple, d'interroger les témoins passé 22h.

En retour, la communauté se fait accueillante. Des Inuits viennent porter un repas aux policiers. Un geste apprécié quand l'on sait qu'il n'y a pas de restaurant dans la plupart des villages.

En moins de 36 heures, l'enquête est généralement bouclée. «Au Nunavik, les meurtres sont souvent liés à une dispute qui dégénère», explique le capitaine Baillargeon.

Quand toute l'information pertinente à l'enquête a été recueillie, les enquêteurs acceptent parfois de faire une petite entorse qui serait plus difficile dans le sud du Québec. Les parents ou les autorités du village peuvent être autorisés à parler au suspect ou à voir le corps de la victime une dernière fois.

Le jour n'est pas encore levé. Le froid est intense. Le moteur du petit avion démarre tant bien que mal. Les enquêteurs repartent vers le Sud avec le suspect qui comparaîtra devant le juge.

Devant l'école, les drapeaux ont été mis en berne, en souvenir de Talasia. C'est le cas chaque fois qu'un meurtre ou un suicide se produit. Le jour des funérailles, le village est engourdi. Pas d'école. Pas de travail. Toute la communauté se joint aux célébrations de recueillement.

Les gens pleurent. Intensément. Puis ils passent à autre chose. Et les drames se reproduisent.