Du fond de sa cellule de la prison américaine de Guantánamo, Omar Khadr n'a pas fait parler de lui à ce jour dans cette campagne électorale, mais son ombre plane au-dessus du gouvernement Harper.

Selon ce qu'a appris La Presse, la gouverneure générale du Canada, Michaëlle Jean, est intervenue auprès du premier ministre Stephen Harper tout juste avant le déclenchement de la présente campagne pour que soit rapatrié le jeune Canadien, détenu depuis six ans par le gouvernement américain.

Cette discussion entre la gouverneure générale et le premier ministre est intervenue après la diffusion des images-chocs où l'on voyait Omar Khadr, alors âgé de 16 ans, pleurant, criant et exhibant ses blessures lors d'une rencontre, à Guantánamo, avec un agent du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) plutôt nonchalant devant cette détresse.

Cette vidéo, qui a fait le tour du monde et provoqué partout l'indignation, montrait pour la première fois l'intérieur de la prison controversée. Elle a apparemment ému aussi Mme Jean, mais pas autant M. Harper.

Toujours selon nos sources, le premier ministre ne s'est pas dit complètement fermé à un éventuel rapatriement, mais il aurait indiqué que son caucus et la base de son parti n'accepteraient jamais une telle chose. Pas plus qu'une bonne partie de la population, convaincue que le jeune homme, accusé du meurtre d'un soldat américain en Afghanistan, doit être jugé par les Américains.

Interrogé par les médias sur cette question depuis des mois, M. Harper évite toujours de parler de rapatriement. Il répète inlassablement que les crimes reprochés à Omar Khadr sont graves et que le processus judiciaire américain doit suivre son cours. C'est, officiellement, toujours la position du gouvernement.

Mme Jean et son mari, Jean-Daniel Lafond, après consultation avec des experts constitutionnalistes et en droit international, en seraient plutôt arrivés à la conclusion, comme les partis de l'opposition et les nombreux groupes de défense des droits, que le Canada doit rapatrier M. Khadr pour respecter sa propre charte des droits et aussi les conventions internationales sur les enfants soldats.

La gouverneure générale n'a pas de pouvoirs réels dans notre régime politique, mais, en tant que chef de l'État, elle est garante de la Constitution. Ses fonctions prévoient des rencontres régulières avec le premier ministre (les deux résidences officielles, Rideau Hall et le 24, Sussex, sont littéralement l'une en face de l'autre) au cours desquelles elle discute des divers enjeux courants au pays. Cet aspect du travail de la gouverneure générale est largement méconnu du public, qui ne la voit généralement que comme une inutile et coûteuse relique monarchique.

La teneur de ces rencontres, et même le moment où elles se tiennent, sont confidentiels. « Nous ne pouvons ni confirmer ni infirmer vos informations, s'est contentée de répondre cette semaine sa porte-parole, Marthe Blouin, pas plus que nous ne pouvons parler des discussions entre la gouverneure générale et le premier ministre. Tout ce que je peux vous dire, c'est que la gouverneure générale s'intéresse à toutes les questions qui intéressent les Canadiens. »

Du côté du bureau du premier ministre, pas de confirmation non plus. Son attaché de presse, Dimitri Soudas, n'a pas répondu au courriel de La Presse envoyé mercredi après-midi.

Mme Jean et son mari ne sont pas les seuls à s'inquiéter du sort du jeune Canadien, le seul Occidental encore détenu à Guantánamo (l'Australie et la Grande-Bretagne ont rapatrié leurs ressortissants). Le jeune homme d'origine afghane, entraîné très jeune dans les camps d'Al-Qaeda, aura bientôt du renfort des juristes canadiens.

Une association de juristes en droit international, le Barreau du Québec et Avocats sans frontières préparent une sortie publique, mardi, veille du débat des chefs, pour rappeler Omar Khadr à la mémoire des Canadiens et, surtout, des partis politiques, qui ont soigneusement évité le sujet depuis le début de la campagne.

Les trois principaux partis de l'opposition réclament le rapatriement immédiat (donc, avant son procès militaire à Guantánamo) d'Omar Khadr. Cela dit, les libéraux marchent sur des oeufs, eux qui étaient au pouvoir quand le jeune Khadr a été incarcéré et torturé dans cette prison américaine située à Cuba.

Les libéraux ont toutefois rectifié le tir, notamment depuis qu'il a été démontré que le jeune prisonnier avait été torturé et que le SCRS aurait été au courant (une enquête est en cours sur les activités du SCRS dans cette affaire).

Par ailleurs, tout le processus judiciaire actuellement en cours est fortement critiqué. Même l'avocat d'Omar Khadr, le lieutenant américain William Kuebler, estime que son procès à Guantánamo ne peut être juste et équitable.

Le porte-parole libéral en matière d'Affaires étrangères, Bob Rae, a dénoncé en ces termes, en juillet, le refus du gouvernement Harper de rapatrier Omar Khadr : «Ce n'est plus seulement la question du sort de M. Khadr qui est en cause, c'est la réputation du Canada qui l'est. Nous avons la responsabilité d'offrir à nos citoyens une justice impartiale et qui reflète non seulement les valeurs canadiennes, mais les valeurs internationales. »

Au Bloc québécois, le député Serge Ménard est allé plus loin encore. Il a affirmé que le gouvernement était au courant des sévices infligés à Omar Khadr et que son inaction «n'était pas simplement immorale, mais carrément illégale».

L'indignation s'est répandue aussi dans la société civile. Le président du Congrès islamique canadien, Mohamed Elmasry, par exemple, a accusé Stephen Harper d'être insensible «à cause de la couleur de la peau d'Omar Khadr».

Pour le moment, le procès du jeune homme, à Guantánamo, est prévu pour le 10 novembre, soit après les élections présidentielles du 4 novembre. Il n'y a aucune chance que M. Khadr soit rapatrié ici avant son procès, comme le demandent ses défenseurs.

Après son procès, deux scénarios sont possibles : le gouvernement canadien ne demande toujours pas son rapatriement, et le jeune homme purge sa peine dans une prison américaine ; Ottawa demande son retour pour qu'il soit emprisonné ici.

Quoi qu'il advienne, il ne restera pas encore très longtemps à Guantánamo puisque les deux aspirants à la Maison-Blanche, Barack Obama et John McCain, ont tous deux promis de fermer cette prison, décriée sur la scène internationale et même par la Cour suprême des États-Unis.