Le sort d'Omar Khadr demeure entre les mains d'Ottawa. Le gouvernement fédéral a violé les droits du Canadien détenu à Guantánamo, mais il n'est pas obligé de le ramener au pays, conclut la Cour suprême.

Dans un jugement rendu hier, le plus haut tribunal du pays blâme Ottawa pour ses actions passées dans le dossier mais donne raison aux arguments des conservateurs de Stephen Harper sur la séparation des pouvoirs.

Arrêté en Afghanistan en 2002 à l'âge de 15 ans, puis transféré à Guantánamo, Omar Khadr, natif de Toronto, demande depuis des années au gouvernement de le rapatrier.

Ottawa s'y est toujours opposé au motif que, compte tenu de la gravité des accusations qui pèsent contre le jeune homme, il est préférable de laisser le processus judiciaire américain suivre son cours. Omar Khadr est accusé notamment du meurtre d'un soldat américain, de tentative de meurtre, de complot et de soutien matériel au terrorisme.

En août dernier, la Cour d'appel avait confirmé la décision du tribunal de première instance, qui avait exigé que le gouvernement demande aux États-Unis de lui remettre Omar Khadr, dernier ressortissant occidental encore détenu à Guantánamo.

Le premier ministre Harper s'était ensuite adressé à la Cour suprême pour qu'elle casse cette décision.

À l'unanimité, les neuf juges ont estimé que le fait que le gouvernement ait fourni aux États-Unis des renseignements obtenus à la suite d'interrogatoires menés par des agents canadiens (renseignements qui pourraient être utilisés contre M. Khadr dans des poursuites judiciaires) violait la Charte des droits et libertés.

«Le Canada a activement participé à un processus contraire aux obligations internationales en matière de droits de la personne et a contribué à la détention continue de M. Khadr, de telle sorte qu'il a porté atteinte aux droits à la liberté et à la sécurité de sa personne, que lui garantit l'article 7 de la Charte», condamne le jugement.

Bien qu'il s'agisse de faits passés, le jeune prisonnier est en droit de demander réparation puisque «les effets des violations se perpétuent dans le présent». Mais la Cour suprême laisse volontairement au gouvernement «une certaine latitude pour décider de la manière dont il convient de répondre».

Les juges suggèrent toutefois que la demande de rapatriement pourrait constituer un redressement judiciaire approprié. Par contre, disent-ils, le gouvernement est forcément plus au fait des considérations particulières du dossier. «Nous ne savons pas quelles négociations ont pu avoir lieu, ou auront lieu, entre les gouvernements des États-Unis et du Canada sur le sort de M. Khadr, dit le jugement. Il ne serait pas opportun que la Cour donne des directives quant aux mesures diplomatiques qu'il faudrait prendre pour remédier aux violations des droits garantis par la Charte.»

Mais les juges y vont d'une mise en garde: «Lorsqu'un gouvernement refuse de se conformer aux contraintes constitutionnelles, les tribunaux ont le pouvoir de rendre des ordonnances qui garantissent que la prérogative du gouvernement en matière d'affaires étrangères est exercée en conformité avec la Constitution.»

Résignation et victoire

Déçu, résigné, l'avocat canadien d'Omar Khadr, Dennis Edney, a estimé qu'il fallait continuer à faire pression sur le gouvernement.

«La Cour dit à l'unanimité qu'Omar Khadr a été victime d'abus de la part du gouvernement canadien, que les violations de ces droits continuent en ce moment et elle encourage le gouvernement à montrer sa bonne foi en faisant ce qu'il est obligé de faire, a-t-il souligné. Est-ce que je crois que le gouvernement va faire la bonne chose? L'histoire récente ne m'a pas montré que ce sera le cas.»

Dans un communiqué, le gouvernement canadien s'est pour sa part réjoui sans réserve d'un jugement qui «vient renverser deux décisions antérieures».

Les troupes de Stephen Harper n'ont pas caché leur intention de ne pas demander le rapatriement d'Omar Khadr, estimant que le jugement de la Cour suprême indique qu'ils ne sont «pas tenus» de le faire.

«Le gouvernement est heureux que la Cour suprême ait reconnu la responsabilité constitutionnelle de l'exécutif de prendre les décisions concernant les affaires étrangères», a souligné le ministre de la Justice, Rob Nicholson.

Le communiqué ne fait aucune mention des blâmes sévères que fait le plus haut tribunal du pays au gouvernement canadien pour avoir violé les droits d'un de ses ressortissants à l'étranger.

«Le gouvernement étudiera avec soin la décision de la Cour suprême et déterminera quelles mesures additionnelles il prendra», a ajouté M. Nicholson.

Pour les partis de l'opposition à Ottawa, il n'y a qu'une seule mesure à prendre: rapatrier Omar Khadr.

«La seule chose que le gouvernement ne peut pas faire, c'est ne rien faire, a dit le chef libéral, Michael Ignatieff. La Cour respecte l'indépendance de l'exécutif, mais à notre avis la Cour dit clairement au gouvernement canadien de ramener Omar Khadr à la maison.»

Pour le porte-parole du NPD en matière de justice, Joe Comartin, Ottawa devra faire preuve de bonne volonté. «La seule manière dont on peut protéger les droits d'Omar Khadr, c'est en le ramenant au Canada», a estimé le député néo-démocrate.

«On aurait préféré que la Cour suprême réponde en exigeant le rapatriement, a souligné pour sa part le leader parlementaire du Bloc québécois, Pierre Paquette. Mais la Cour a blâmé le gouvernement. Il doit en prendre acte.» - Avec la collaboration de Laura-Julie Perreault

L'AFFAIRE KHADR EN DATES

27 juillet 2002 Omar Khadr est blessé lors d'un échange de tirs avec les troupes américaines. Il est arrêté et accusé d'avoir tué un soldat avec une grenade.

Octobre 2002 Khadr est transféré à la prison de Guantánamo, à Cuba.

Février et septembre 2003 et mars 2004 Khadr reçoit la visite d'agents du SCRS et de fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. Un des interrogatoires se déroule alors que les autorités de la prison l'ont «préparé» en le privant de sommeil régulier durant des semaines.

16 septembre 2004 Le ministère américain de la Défense affirme que Khadr a reconnu qu'il était un terroriste.

7 novembre 2005 Des accusations de meurtre sont portées contre Khadr.

29 juin 2006 La Cour suprême des États-Unis déclare illégal le tribunal militaire instauré à Guantánamo.

23 mai 2008 La Cour suprême du Canada ordonne au gouvernement fédéral de remettre aux avocats canadiens de Khadr des milliers de pages relatives aux interrogatoires dont il a fait l'objet.

9 juillet 2008 Les avocats de Khadr rendent des documents publics. On y apprend que les autorités canadiennes savaient qu'il avait été maltraité par les Américains avant de rencontrer les agents du SCRS.

Juillet 2008 Malgré les appels en faveur du rapatriement, le gouvernement fédéral demeure sur ses positions.

25 novembre 2008 L'opposition exige que le gouvernement réclame le rapatriement d'Omar Khadr.

Février 2009 Le premier ministre Harper refuse d'aborder la situation de Khadr lors de sa rencontre avec Barack Obama, même si ce dernier a décrété la fermeture prochaine du centre de détention et suspendu les procès en cours.

23 avril 2009 La Cour fédérale juge que le gouvernement canadien viole la Charte des droits et libertés et lui ordonne de réclamer le rapatriement d'Omar Khadr.

8 mai 2009 Le gouvernement annonce qu'il porte la cause en appel.

14 août 2009 La Cour d'appel confirme le jugement de la Cour fédérale et somme à son tour le gouvernement de demander le rapatriement du prisonnier.

Fin août 2009 Ottawa demande à la Cour suprême de casser les deux jugements précédents.

4 septembre 2009 La Cour suprême accepte d'entendre la cause.

13 novembre 2009 Devant la Cour suprême, le gouvernement soutient qu'il a pleins pouvoirs en matière d'affaires étrangères.

Décembre 2009 Le transfert des détenus de Guantánamo est suspendu jusqu'à nouvel ordre. La comparution d'Omar Khadr devant une commission militaire est prévue pour juillet 2010.

29 janvier 2010 La Cour suprême du Canada rend sa décision.

- Avec la collaboration de Laura-Julie Perreault