Les coûts de formation linguistique ont explosé dans la fonction publique fédérale depuis une dizaine d'années, malgré le fait que le nombre de fonctionnaires soit resté stable.

Une enquête de La Presse révèle en effet que ces coûts ont presque quintuplé depuis environ 2001 dans 30 ministères, agences, départements ou sociétés d'État qui nous ont envoyé des documents, à la suite de demandes faites en vertu de la Loi sur l'accès à l'information.

C'est le cas entre autres à Santé Canada où, en 2001, le Ministère a dépensé plus de 800 000$ pour former ses employés dans l'une des deux langues officielles, et où ces dépenses sont passées à 5,9 millions en 2008 - soit six fois plus d'argent en huit ans. Au total, l'organisme a dépensé près de 23 millions à ce chapitre au cours de cette période.

C'est également le cas à Patrimoine Canada: en 2000-2001, les coûts de formation linguistique s'y élevaient à un peu plus de 85 000$; ils étaient à 813 278$ en 2007-2008, et à 745 821$ en 2008-2009. Facture totale pour ces huit ou neuf années: environ 3 millions.

Cette hausse survient quatre ans après l'arrivée au pouvoir du chef conservateur Stephen Harper qui, en 2002, a décrit la politique canadienne des langues officielles comme «the God that failed» (le Dieu qui a échoué) dans un article d'opinion publié dans un journal de l'Ouest. Il a par la suite adouci sa position et prend maintenant soin de ménager les susceptibilités linguistiques du pays.

Le constat coïncide aussi avec le 40e anniversaire de la Loi sur les langues officielles, adoptée le 9 juillet 1969. Cette loi reconnaît l'anglais et le français comme langues officielles dans toutes les institutions fédérales, exige de plusieurs fonctionnaires qu'ils maîtrisent les deux langues et prévoit offrir des services en français et en anglais dans certains points d'accès du gouvernement.

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Ainsi, cet idéal associé au premier ministre libéral Pierre-Elliott Trudeau, aussi controversé ou valorisé puisse-t-il être, vient avec ses coûts pour les contribuables canadiens. Il a par contre été impossible d'en connaître le total exact: au Conseil du Trésor, on affirme qu'on ne conserve pas de telles statistiques. Même chose à Statistique Canada, à Patrimoine Canada et au Commissariat aux langues officielles.

Grâce à la Loi sur l'accès à l'information, cependant, il a été possible d'en avoir un aperçu - à tout le moins celui d'un poste de dépenses important dans le cadre de cette politique nationale de bilinguisme.

La Presse a fait des demandes auprès de 51 ministères, sociétés d'État ou autres organismes fédéraux. Du nombre, 30 nous ont envoyé des données; neuf nous ont fait parvenir des documents incompréhensibles; trois ont exigé des frais que nous avons jugés trop élevés; un (le Service canadien du renseignement de sécurité) a affirmé n'avoir en sa possession aucun document pertinent; et au moment de publier ces lignes, six organes fédéraux n'avaient toujours pas répondu aux demandes faites en novembre dernier, bien que le délai prévu par la Loi soit de 30 jours.

Le constat: des dizaines de millions de dollars dépensés et une augmentation claire - au moins 200% - des coûts dans près des deux tiers des organismes. À Bibliothèque et Archives Canada (BAC), les dépenses de formation ont même été multipliées par un spectaculaire 61 entre 2005 et 2008, passant de 6640$ à 408 659$.

En moyenne, ces dépenses ont été multipliées par 4,84 au cours des dernières années - et par 2,8 si on ne tient pas compte des données fournies par BAC, qui sont, il faut le dire, considérablement plus élevées que celles des autres instances.

Cette hausse, par ailleurs, n'est certainement pas attribuable à une augmentation des effectifs de la fonction publique: le nombre de fonctionnaires fédéraux en 2008 était à peine plus élevé que celui de 1983: de 251 000, il est passé à 263 000, une hausse de 4,8%.

Deux explications

Il importe de mentionner, toutefois, que ce ne sont pas tous les organes sondés qui ont connu des hausses durant cette période. Au ministère des Finances, par exemple, elles ont légèrement diminué: de 894 285$ en 2000-2001 à 769 909$ en 2008-2009. Même chose à la Banque de développement du Canada (BDC). Dans le cas d'autres institutions, comme la Société canadienne d'hypothèques et de logement (SCHL), les dépenses sont relativement stables: 547 243$ en 2000 et 728 437$ en 2008.

Mais pour les 19 cas sur 30 où des hausses de plus de 200% ont été notées, le gouvernement a expliqué ce bond par deux décisions bureaucratiques prises au cours des trois dernières années.

La première, entrée en vigueur en avril 2007, a été de donner à chaque ministère, organisme ou département fédéral la responsabilité de la formation de ses employés. Jusqu'à cette date, en effet, l'École de la fonction publique fournissait gratuitement la formation statutaire, ou obligatoire, à l'ensemble des fonctionnaires. L'École est depuis devenue un fournisseur payant parmi d'autres.

Cette explication a entre autres été fournie par l'ACDI pour expliquer la hausse de plus de 400% de ses services entre les années financières 1999-2000 et 2008-2009. «Depuis le 1er avril 2007, les coûts de formation linguistique statutaire (obligatoire) sont la responsabilité de tous les ministères. Avant cette date, la Commission de la fonction publique du Canada était responsable de couvrir ces coûts», peut-on lire dans une note d'information qui accompagnait les données que La Presse a obtenues.

La deuxième explication, qu'ont notamment fournie Santé Canada et Patrimoine Canada, porte sur une directive produite par le Conseil du Trésor en 2004, selon laquelle tous les cadres supérieurs en poste au gouvernement fédéral devaient dorénavant répondre à des normes de compétences linguistiques plus élevées.

«À l'heure où de nombreux cadres supérieurs s'apprêtaient à prendre leur retraite, il fallait établir un bassin considérable de candidats qualifiés», a expliqué un porte-parole du ministère de la Santé.

«Le gouvernement du Canada est déterminé à respecter ses obligations en matière de langues officielles et à veiller à ce que des services de qualité soient offerts à la population canadienne, et ce, dans les deux langues officielles», a de son côté déclaré un porte-parole du Secrétariat du Conseil du Trésor, Pierre-Alain Bujold.

M. Bujold a fait valoir que le pourcentage d'employés répondant aux exigences de bilinguisme de leur poste dans la fonction publique fédérale était passé de 82% à 93% entre 2000 et 2008.

Du côté de Bibliothèque et Archives Canada, enfin, on a expliqué la hausse de 6100% par l'obligation d'embaucher des professeurs à la suite de la décision de 2007 de ne plus offrir de formation statutaire gratuite à l'École de la fonction publique.

Avec la collaboration de William Leclerc