Désintérêt pour la région, décisions centralisées entre les mains de Stephen Harper, considérations électorales: selon plusieurs spécialistes, l'inaction d'Ottawa dans la crise qui secoue le monde arabe s'explique par l'ensemble de sa politique étrangère au Proche-Orient.

Depuis que les affrontements ont commencé en Libye, il y a deux semaines, le ministère des Affaires étrangères se targue d'avoir «facilité l'évacuation» de 313 Canadiens. Or, la plupart d'entre eux sont partis à bord de bateaux et d'avions étrangers alors que les efforts du Canada peinaient à se matérialiser.

Errol Mendes, spécialiste de la politique étrangère et professeur de droit à l'Université d'Ottawa, estime que le plan d'évacuation du Canada est à l'image de sa politique au Proche-Orient: «Je ne pense pas qu'Ottawa se préoccupe d'aucun de ces pays. Le Proche-Orient, pour le gouvernement conservateur, ça se résume à Israël.»

Selon lui, non seulement les ressources du ministère des Affaires étrangères au Proche-Orient ont été réduites, mais les diplomates ne peuvent plus agir par eux-mêmes. «Tout doit venir du bureau du premier ministre. Fondamentalement, le bureau du premier ministre est maintenant le ministère des Affaires étrangères, dit-il. Quand un premier ministre pense qu'il peut tout diriger, c'est le genre de choses qui se produisent.

«Jusqu'à ce que ça fasse mauvaise presse et que ça risque d'influencer les électeurs au Canada, on ne s'en préoccupe pas», ajoute M. Mendes. C'est ce qui explique selon lui que, après plusieurs ratages dans les efforts d'évacuation, Ottawa ait maintenant déployé l'armée, pour «montrer des muscles».

Ancien ambassadeur du Canada à l'ONU, Paul Heinbecker refuse toutefois de lancer la pierre au gouvernement. «Les diplomates ne sont pas à l'épreuve de tout, soutient-il. Nous avons des ambassades aux moyens modestes dans ces régions du monde. Ils sont là essentiellement pour appuyer nos programmes de commerce. Et quand la crise frappe, ils n'ont pas les ressources pour l'affronter.»

Israël

Selon M. Heinbecker, Ottawa a «mis du temps» à saisir l'importance de ce qui se passait. «Le gouvernement évaluait la crise en fonction de son impact sur Israël et non pas sur les Égyptiens ou les Tunisiens, dit-il. Je crois qu'il a réussi dernièrement à reprendre le terrain perdu. Il a pris une position forte sur les sanctions contre la Libye. Il prépare aussi un déploiement militaire au cas où ce serait nécessaire.»

Aux yeux du Conseil national des relations canado-arabes (CNRCA), la timidité du gouvernement Harper dans la crise en Égypte confirme qu'il a été guidé par sa politique pro-Israël.

À l'instar d'Israël, le Canada craignait que le départ de Moubarak ne signifie la mort du traité de paix israélo-égyptien et n'ouvre la porte aux Frères musulmans.

Stephen Harper n'a jamais réclamé le départ d'Hosni Moubarak, alors que les alliés traditionnels du Canada, au premier rang les États-Unis et la Grande-Bretagne, n'ont pas hésité à le faire. Lorsque Moubarak a finalement cédé aux pressions populaires et annoncé son départ, Stephen Harper s'est borné à dire qu'il «respectait» cette décision, alors que Barack Obama et David Cameron l'ont accueillie favorablement.

«Le gouvernement canadien a été lent à réagir à la crise en Tunisie et en Égypte. Il a été lent à mettre de la pression sur les gouvernements pour qu'ils répondent aux souhaits des manifestants. Mais tout cela était lié à la question de la sécurité d'Israël», affirme Doug Daniels, le vice-président du CNRCA.

Selon le quotidien israélien Haaretz, le gouvernement israélien a demandé à ses ambassadeurs d'exhorter les pays alliés, dont le Canada, à faire preuve de retenue dans leurs critiques envers le régime d'Hosni Moubarak. De toute évidence, le gouvernement Harper a accédé à cette requête. «Depuis le début de la crise, dit un ancien diplomate du Canada qui a requis l'anonymat, notre position a été guidée par notre politique envers Israël. Nous sommes restés silencieux durant toute la période où les gens ont essayé de se débarrasser de Moubarak parce qu'Israël préférait que Moubarak reste au pouvoir. Toute notre politique dans les pays de l'Afrique du Nord est vue à travers le prisme d'Israël de Benyamin Nétanyahou. C'est honteux de voir jusqu'à quel point nous sommes restés inactifs.»

Si le gouvernement Harper a été plus prompt à réagir à la crise en Libye, c'est que le régime au pouvoir est universellement détesté, tant par les amis d'Israël que par ses ennemis, selon plusieurs observateurs. Le Canada a haussé le ton sans que cela ait de conséquence pour son allié au Proche-Orient.

«La Libye n'est pas un acteur important dans la région et n'a pas d'ami. C'était donc sans conséquence que de s'en prendre au régime libyen», selon Doug Daniels.

Au-delà d'Israël, la politique du gouvernement Harper au Proche-Orient a davantage à voir avec ses intérêts intérieurs, estime Errol Mendes: «Les conservateurs veulent gagner des sièges à Toronto et à Montréal dans les communautés juives. J'en suis de plus en plus convaincu. C'est du clientélisme politique à son pire.»

Politologue à l'Université d'Ottawa, Amir Attaran abonde dans son sens: «Il y a un désintérêt complet pour toute politique étrangère. C'est le même gouvernement qui a échoué à obtenir un siège au Conseil de sécurité de l'ONU pour la première fois de l'histoire du Canada. Ce sont deux manifestations du même phénomène: ce gouvernement n'est pas intéressé par la politique étrangère.»

Pour ce qui est de l'aide aux Canadiens à l'étranger, M. Attaran est catégorique: «Nous avons un problème récurrent à protéger nos citoyens. Parlez-en à Maher Arar, Abousfian Abdelrazik, Amanda Lindhout. Si on a une double citoyenneté et que l'on voyage en zone dangereuse, il vaut mieux laisser son passeport canadien à la maison», conclut-il.