Deux contrats totalisant à une manne de 33 milliards de dollars convoités par trois entreprises dans trois régions importantes: la nouvelle stratégie navale du gouvernement Harper risque de faire des mécontents au pays. Certains croient qu'elle pourrait même provoquer une crise d'unité nationale.

Chose certaine, les ministres du gouvernement Harper marchent sur des oeufs depuis qu'ils ont annoncé en grande pompe, il y a 12 mois, la «stratégie nationale d'approvisionnement en matière de construction navale».

À un point tel que le cabinet fédéral a décidé de confier à un organisme indépendant - appelé le Secrétariat de la stratégie nationale d'approvisionnement en matière de construction navale (SSNACN) - le soin d'évaluer les soumissions des entreprises intéressées et d'annoncer celles qui remporteront la mise.

«C'est cet organisme qui va évaluer les soumissions et choisir celles qui vont être retenues en fonction de leur valeur. En fait, le cabinet fédéral ne participera pas à la prise de décision», a indiqué la ministre des Travaux publics, Rona Ambrose, jeudi dernier à la Chambre des communes.

À l'heure actuelle, cinq chantiers navals ont été présélectionnés, mais trois d'entre eux semblent avoir une longueur d'avance pour obtenir l'un des deux contrats. Il s'agit de la Irving Shipbuilding de Halifax, en Nouvelle-Écosse, de la Vancouver Shipyards, en Colombie-Britannique et des Chantiers Davie à Lévis, qui possède la plus grande cale sèche au Canada.

Ces entreprises ont jusqu'au 7 juillet pour déposer leurs soumissions. C'est d'ailleurs à cette date que prend fin la protection qu'a obtenue Chantiers Davie en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers.

Crise politique?

Le SSNACN doit annoncer les chantiers navals qui obtiendront ces deux lucratifs contrats en septembre. Dans les coulisses, les conservateurs sont conscients que cette décision risque de soulever la colère d'une région qui n'obtiendra pas les énormes retombées économiques de ces investissements, les plus importants effectués par le gouvernement fédéral dans la construction navale depuis la Seconde Guerre mondiale.

«Cette décision va provoquer un ressac, c'est évident. On risque d'assister à une crise politique comparable à celle qui a éclaté quand le gouvernement Mulroney a décidé d'octroyer le contrat d'entretien des CF-18 à Canadair de Montréal alors qu'il aurait dû revenir à Bristol Aerospace de Winnipeg», a confié à La Presse une source conservatrice bien au fait du dossier.

Cette décision controversée du gouvernement Mulroney en 1986 avait soulevé une vive colère dans les provinces de l'Ouest, provoqué un schisme chez les conservateurs et mené à la création du Parti réformiste.

Consciente de l'importance de cet enjeu, la première ministre de la Colombie-Britannique Christy Clark est venue à Ottawa la semaine dernière afin de plaider en faveur de la Vancouver Shipyards. Le premier ministre de la Nouvelle-Écosse, Darrell Dexter, a tenté de rencontrer le caucus conservateur des provinces atlantiques la semaine dernière pour favoriser la cause de la Irving Shipbuilding.

Les députés conservateurs ont refusé de le rencontrer, mais cela ne l'a pas empêché de vanter la candidature du chantier naval d'Halifax dans une entrevue à l'émission Power Play du réseau CTV Newsnet mardi.

Mais selon certaines sources, le gouvernement Charest s'est montré plutôt discret dans ce dossier au cours des dernières semaines. «Le gouvernement du Québec a été absent dernièrement», a relevé une source conservatrice.

Fait important, le gouvernement Harper ne compte plus que cinq députés conservateurs au Québec. En Colombie-Britannique, les conservateurs détiennent 21 des 36 sièges tandis qu'en Nouvelle-Écosse, ils en ont 4 sur 11.

Les 35 milliards de dollars que compte investir le gouvernement Harper dans sa stratégie navale au cours des 30 prochaines années donneront un sérieux coup de pouce aux deux entreprises qui obtiendront les contrats.

Les deux importants contrats doivent permettre aux chantiers navals canadiens d'avoir un carnet de commandes stable pour plusieurs années et donner ainsi de la stabilité à une industrie qui a vécu des périodes de vaches grasses et des périodes de vaches maigres.

Le premier contrat, d'une valeur de 25 milliards de dollars, vise la construction de grands navires de combat, soit 15 frégates et contre-torpilleurs et 6 à 8 navires de patrouilles extracôtiers.

Le deuxième contrat, d'une valeur approximative de 8 milliards de dollars, est pour la construction de navires de soutien interarmées pour la marine, des brise-glaces et des navires scientifiques pour la garde côtière.

Le chantier naval qui n'obtiendra pas l'un de ces deux contrats pourra toujours se rabattre sur les projets de construction de petits navires (2 milliards).