Depuis 2006, l'armée canadienne dépense des dizaines de millions de dollars rien qu'en patrouilles aériennes au-dessus de l'Arctique, a appris La Presse. Mais ce sont des miettes en regard de la dizaine de milliards qu'Ottawa entend investir dans les prochaines années pour la militarisation de cette région. Selon certains experts, il s'agit d'une «course aux armements» inutile et dangereuse devant une menace exagérée.

Le Canada tente de faire croire qu'il est «assiégé», mais son attitude et cette escalade militaire nuisent à sa réputation, estime le professeur Stéphane Roussel, de l'Observatoire de la politique et de la sécurité dans l'Arctique (OPSA) de l'UQAM: «Certains enjeux sont réels, en particulier en raison des changements climatiques, qui vont accroître la présence humaine et les questions économiques. Cela va donc nécessiter des services de la part des gouvernements, qui ne peuvent plus traiter cette région comme un désert. Mais l'Arctique ne sera pas, contrairement à ce qu'on nous répète, le prochain terrain où les puissances vont s'affronter.»

L'universitaire Rémy Landry, lieutenant-colonel à la retraite, dresse le même constat: «La souveraineté de l'Arctique canadien n'est aucunement mise en doute. Il n'y a pas de vraie animosité. Mais compte tenu de la fonte des glaces, de la fragilité du pergélisol, il faut que le Canada ait les pieds à terre pour gérer les activités minières, par exemple. Les militaires sont les seuls capables d'intervenir là-bas, mais il s'agit de doser.»

L'Arctique représente 40% du territoire canadien. Son sol serait gorgé de ressources naturelles. Près de 110 000 personnes y vivent.

L'arsenal déployé par le gouvernement Harper pour l'Arctique est multiple. Officiellement, c'est pour s'assurer que ses militaires puissent mener à bien des «opérations de surveillance, souveraineté, recherche et sauvetage», lit-on sur le site internet de la Défense nationale.

Grâce à la Loi sur l'accès à l'information, La Presse a pu consulter des notes rédigées par les fonctionnaires du ministère de la Défense à l'intention de leur ministre. À leur lecture, on se rend compte que l'argumentaire est plus axé sur la défense que sur le sauvetage, même si l'on reconnaît que le Canada n'est sous le coup d'aucune menace en ce moment ni dans un «avenir proche».

On découvre aussi que les coûts de la surveillance des eaux de l'Arctique atteignent des sommes substantielles. Par exemple, dans le cas des avions de surveillance Aurora CC130, chaque journée de vol peut grimper jusqu'à 310 000 $. Cela comprend le salaire de l'équipage de 13 personnes (jusqu'à 7000 $/h) et les coûts de fonctionnement (21 975 $/heure), mais non le carburant.

Autre volet important: les dépenses de la Force opérationnelle interarmées nord, basée à Yellowknife, qui atteignent une vingtaine de millions par an. Cela comprend les frais de transport, de déménagement et de télécommunication, la location d'édifices résidentiels et administratifs, la location d'hélicoptères, la réparation de matériel ainsi que les salaires des employés civils, des cadets et des rangers, ces réservistes en presque-totalité inuits qui sont les «yeux et les oreilles» des Forces canadiennes dans les communautés. On note même des dépenses pour l'achat d'instruments de musique.

Des milliards

En 2010, le gouvernement a annoncé l'acquisition d'une flotte de six à huit navires de patrouille extracôtiers (NPEC). Le coût de construction et de fonctionnement de ces navires de combat est estimé à 9 milliards. Les premiers navires devraient être livrés en 2015.

«Des marins m'ont dit qu'ils auraient préféré avoir un destroyer, plus polyvalent que ces petits navires, qui ne vont servir qu'à temps partiel», dit M. Roussel.

Il faut ajouter aussi le futur brise-glace de 150 m, baptisé John G. Diefenbaker, qui devrait coûter 720 millions.

Sur terre, le plan prévoit la construction d'une base navale et de ravitaillement à Nanisivik, dans l'île de Baffin, au coût estimé d'environ 175 millions de dollars. Cette base, construite sur un ancien site minier stratégiquement situé à l'entrée du passage du Nord-Ouest, servira de point de ravitaillement pour les NPEC. Une firme d'ingénieurs-conseils de Vancouver, WorleyParsons Westmar, a déjà obtenu deux contrats d'un total de 3 millions de dollars pour l'avant-projet et la conception des plans. Les travaux devraient débuter en 2012, et la base devrait être opérationnelle en 2015. Le budget annuel de fonctionnement est estimé à environ 10 millions de dollars.

Une autre composante de cette nouvelle ligne de défense canadienne dans l'Arctique sera la base d'entraînement de Resolute Bay, au Nunavut, qui pourra héberger une centaine de militaires dès 2013.

En parallèle, le Canada prévoit porter de 900 à 5000 hommes son effectif de rangers, placés sous la responsabilité de la Force opérationnelle interarmées nord, et les doter de matériel et d'équipement dernier cri.

«Ces investissements peuvent se justifier, ne serait-ce que parce qu'on a longtemps négligé d'investir dans les Forces armées. En outre, l'Arctique est la caution idéale auprès de la population pour dépenser des milliards plutôt que l'Afghanistan. Mais peut-être que le gouvernement pèche par excès, tant sur le plan de l'image que du discours qu'il projette», conclut Stéphane Roussel. Il plaide plutôt pour le renforcement d'autres services gouvernementaux, tels les gardes-côtes.

- Avec la collaboration de William Leclerc

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Les reliques de la guerre froide

Le Canada continue de démanteler la ligne de radars DEW datant de la guerre froide. Construit dans les années 50, ce réseau de surveillance destiné à détecter une attaque soviétique par la voie des airs comportait 63 sites de l'Alaska au Groenland, dont 42 étaient situés sur le territoire canadien. La moitié d'entre eux ont été fermés, mais leur démantèlement entamé dans les années 1990 est loin d'être achevé en raison notamment de l'ampleur de la tache de décontamination des sols pollués par des hydrocarbures, solvants, antigel et autres BPC.

Une note de breffage adressée au ministre de la Défense à l'automne 2010 et obtenue par La Presse indique que 15 sites ont été nettoyés entre 1996 et 2010 qu'il reste encore six sites à nettoyer.

La facture globale devrait dépasser les 580 millions de dollars. Un plan de «surveillance» échelonné sur 25 ans est aussi à l'étude.

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ÎLE HANS Cet ilot de 1,3 km2 est au centre d'une dispute plutôt surréaliste entre le Canada et le Danemark depuis 1973. À plusieurs reprises, des militaires canadiens et danois y ont planté leur drapeau respectif pour y affirmer la souveraineté de leur pays. En août 2010, 64 touristes danois ont débarqué d'un bateau de croisière sur ce mouchoir de poche.

LE PASSAGE DU NORD-OUEST Avec la fonte des glaces, plusieurs craignent ou espèrent, selon les cas, que le mythique passage du Nord-Ouest, qui relie les océans Pacifique et Atlantique devienne d'ici 2030 à 2050 selon les scénarios, une autoroute maritime praticable toute l'année. Le Canada revendique sa possession sur ce passage, tandis que ses voisins plaident pour un statut de route maritime internationale ouverte à tous.

LA DORSALE de LOMONOSOV La Russie n'en démord pas, la Dorsale de Lomonossov, et surtout les richesses naturelles dont elle regorgerait, lui appartient. Après un premier échec en 2001, elle compte revendiquer à nouveau dès 2013 sa souveraineté sur cette chaine de montagnes sous-marine qui s'étend sur près de 1800 km auprès de la Commission des limites du plateau continental des Nations unies. Elle trouvera sur son chemin le Canada et le Danemark qui ont les mêmes revendications.