Les illustrations de Franke James devaient faire le tour de l'Europe dans le cadre d'une série de forums jeunesse sur le thème de l'environnement. Mais, à moins d'un revirement inattendu, les oeuvres resteront chez l'artiste en banlieue de Toronto au lieu d'être suspendues à Berlin le 30 août.

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Selon ce qu'affirment Mme James et l'organisatrice de son exposition, Sandra Antonovic, le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international a torpillé le projet, en raison du caractère politique des oeuvres de Mme James.

Non seulement le réseau d'ambassades du Canada lui a fermé ses portes, alors qu'il appuie souvent des artistes canadiens, mais un commanditaire privé européen s'est retiré, apparemment après avoir subi des pressions, ce qui forcera l'annulation du projet.

«Cela aurait été ma plus grande exposition à ce jour, a dit Mme James à La Presse. C'est une grande déception. Cela me semble injuste que le gouvernement fasse obsta-cle à ma carrière.»

L'appui des ambassades du pays d'origine de l'artiste est important quand on organise une exposition itinérante, sans même qu'il soit question d'argent. «Quand on cherche des commanditaires privés, ils demandent habituellement si l'artiste a l'appui de son pays d'origine», dit Mme Antonovic, jointe par La Presse à Zagreb.

Le Ministère a répondu ceci par courriel aux questions de La Presse: «Le financement n'a jamais été retiré, pas plus qu'il n'était garanti. Les missions canadiennes ont décidé, en fin de compte, de ne pas financer la tournée européenne de l'artiste.»

La Presse a aussi demandé sur quels critères ces décisions étaient prises, mais n'a pas obtenu de réponse à ce sujet.

En outre, le Ministère nie, dans un courriel, être intervenu auprès du commanditaire privé de l'exposition.

«Ce n'est pas dans les pratiques du Ministère d'intervenir auprès des commanditaires privés d'artistes canadiens à l'étranger.»

Mme James a obtenu succès et reconnaissance au cours des dernières années pour son travail sur le thème de l'environnement et des changements climatiques. Elle a publié un livre, réalisé un court métrage et participé à plusieurs conférences.

Mais il y a une oeuvre en particulier, intitulée Dear Prime Minister, qui lui a peut-être coûté très cher.

Dans cette série d'illustrations publiées pendant la campagne électorale de 2008, Mme James critique les orientations environnementales canadiennes. Elle demande à l'industrie des sables bitumineux de cesser de polluer. Elle donne son appui à une taxe sur le carbone pour lutter contre les changements climatiques, une idée défendue alors par le Parti libéral et le Parti vert mais rejetée par les conservateurs.

À l'époque, l'actuel ministre des Affaires étrangères, John Baird, était ministre de l'Environnement. Le ministre Baird a fait savoir à La Presse qu'il appuyait la version des faits avancée par son ministère.

«Oui, je critique certaines des orientations du gouvernement Harper, dit Mme James. Si c'est ma série Dear Prime Minister qui les a mis en colère, je peux savoir pourquoi. J'ai même parlé en faveur d'une taxe sur le carbone. Mais je ne l'ai pas fait pour les libéraux. Je l'ai fait parce que je me suis renseignée là-dessus et que le sujet me concerne comme citoyenne. Je n'ai jamais travaillé pour un parti politique.»

L'idée d'une tournée européenne vient de l'organisme Nektarina, de Croatie. «Nous sommes une petite organisation active dans 30 pays en Europe centrale et de l'Est, dit Mme Antonovic, responsable de l'organisme. Nous travaillons avec un réseau de 5000 écoles et universités pour promouvoir l'éducation à l'environnement, créer des liens à ce sujet et inspirer les gens.»

«On a vu le travail de Franke James pour la première fois en 2009 et nous savions que ce serait parfait pour accompagner une série de forums jeunesse que nous organisions», dit-elle.

Appui verbal

Elle dit avoir obtenu l'appui verbal de l'ambassade du Canada à Zagreb début mai, lors d'un déjeuner d'affaires. Appui qui lui a été retiré dans les jours qui ont suivi. «Il y a quelqu'un à Ottawa qui a dit qu'elle n'aurait pas d'appui parce qu'elle s'oppose publiquement au gouvernement canadien», dit Mme Antonovic.

Mme James n'a pas baissé les bras. Le 18 juin, elle a inscrit son entreprise au service de représentation commerciale du ministère des Affaires étrangères. Début juillet, une déléguée commerciale du Ministère à Toronto a pris son dossier en charge.

Mme James a ensuite écrit une lettre de présentation à cette déléguée commerciale. Cette missive mentionnait pour la première fois le nom d'un commanditaire privé de son exposition, la société d'assurance suisse Basler, qui fait aussi des affaires sous le nom Baloise.

Ce commanditaire s'était engagé à fournir 75 000 $ à Nektarina mais ne voulait pas être nommé publiquement.

Selon les courriels fournis par Mme James à La Presse, la déléguée commerciale a transmis cette lettre de présentation le vendredi 8 juillet à des ambassades concernées, avec un mot d'appui.

Mais cette démarche qui devait aider le projet d'exposition lui a apparemment porté un coup fatal. Le lundi suivant, le 11 juillet, l'assureur suisse a appelé Nektarina pour annuler sa commandite. Selon Mme Antonovic, l'entreprise a subi des pressions du gouvernement canadien. Ce que nie le gouvernement. «Nous n'avons aucune connaissance d'un présumé appel téléphonique entre un fonctionnaire du Ministère et le commanditaire non identifié de l'exposition de Mme James.»

«Identité inconnue»

La Presse a demandé si cette réponse signifiait que personne au Ministère ne connaissait l'identité du commanditaire. «Je vous confirme que son identité nous est inconnue», a-t-on répondu.

Pourtant, selon copie de la correspondance par courriel entre Mme James et l'agente commerciale, cette dernière savait de quelle entreprise il s'agissait depuis le 6 juillet. Le 8 juillet, elle a transmis cette information aux ambassades du Canada de Lettonie, Pologne, Russie, Serbie, Israël et Grèce ainsi qu'au consulat général du Canada à Barcelone.

La disparition de la commandite de Basler menace l'existence même de Nektarina. «Si nous n'obtenons pas d'autres financements, nous devrons fermer les portes fin septembre», dit Mme Antonovic.

L'organisatrice croate se dit «sidérée» devant l'attitude du gouvernement canadien dans ce dossier. «C'est le genre de réaction qu'on attendrait de la Chine, du gouvernement Poutine ou du Kazakhstan, dit-elle. On considère le Canada comme un symbole de la liberté d'expression, un pays ouvert, mais ce n'est pas le cas.»

«Franke James n'est pas une extrémiste, elle ne fait que s'exprimer à travers son art.»