Le plan: faire sauter un avion à l'aide d'un porte-clé bourré d'explosifs. La cible un vol d'Air France ou de toute autre compagnie aérienne desservant l'Hexagone, en partance de Montréal.

Connus pour leur combat contre le gouvernement canadien qui les avait traités en terroristes, Adil Charkaoui et Abousfian Abdelrazik auraient comploté pour faire exploser un avion en plein vol entre Montréal et la France, selon une conversation cryptée que le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) aurait interceptée à l'été 2000.

Adil Charkaoui et les avocats d'Abousfian Abdelrazik nient catégoriquement cette information, contenue dans un document classé «secret» que La Presse a obtenu. Les avocats d'Abdelrazik estiment que le document tombe à un moment critique de ses démarches en vue de faire retirer son nom de la liste des individus associés à Al-Qaïda établie par le Conseil de sécurité des Nations unies. «Le fait que cette information fasse surface maintenant est très suspect. On dirait qu'on essaie de saboter le retrait de son nom de la liste», s'indigne Me Paul Champ. Son client, qui a été retenu au Soudan pendant six ans, dont plusieurs années en prison, poursuit le Canada pour 27 millions de dollars.

Adil Charkaoui, qui réclame pour sa part 25 millions à Ottawa, estime que le Canada se livre à une campagne de diffamation en divulguant des rapports secrets. «C'est vraiment n'importe quoi, je suis vraiment stupéfait.» Son avocate, Me Johanne Doyon, souligne que deux jugements rendus en 2009 par la Cour fédérale ont indiqué que les preuves présentées à ce jour ne démontraient pas la crainte qu'Adil Charkaoui commette un acte criminel.

Selon les extraits de la conversation cités dans le document, Adil Charkaoui et Abousfian Abdelrazik auraient discuté à l'été 2000 d'un plan pour attaquer un vol à destination de la France en partance de Montréal. «Nous pourrions tous nous enregistrer le même jour et chaque personne embarquerait séparément. Il y en aurait deux en avant, deux au [inaudible] et deux derrière. Six en tout», aurait exposé Charkaoui.

Lorsque Abdelrazik juge le projet «dangereux», Charkaoui répond avoir pensé à quelque chose de «plus simple» utiliser un explosif dissimulé dans un porte-clé. «C'est quelque chose de très pur, à 100%. Lance ça dans l'avion et tout l'avion saute», aurait alors dit Charkaoui à Abdelrazik.

Le document précise que «le contexte et le contenu de cette conversation donnent l'impression que Charkaoui et Abdelrazik planifiaient attaquer un avion».

La note de quatre pages, rédigée en juillet 2004, visait avant tout à informer Transports Canada de la libération imminente d'Abousfian Abdelrazik, arrêté en 2003 par les autorités soudanaises. La Presse a pu établir que trois des quatre destinataires du document étaient responsables de la sécurité ou du renseignement à Transports Canada. Le quatrième n'a toutefois pu être identifié.

Il a été impossible de faire authentifier le document par le SCRS, qui a toutefois demandé, pour des raisons de sécurité, que les noms de ses employés qui s'y trouvent soient gardés secrets. Un ancien cadre du Service a quant à lui confirmé à La Presse que le signataire de la lettre était bel et bien responsable de la lutte contre le terrorisme à l'été 2004.

Charkaoui, qui assure qu'Abdelrazik n'est qu'une simple connaissance, s'est dit étonné qu'il existe une transcription de la conversation que le SCRS aurait interceptée. À son procès, le SCRS a toujours refusé de lui en remettre une copie au motif que l'enregistrement avait été détruit et qu'il n'en existait aucune transcription.

Traces d'explosifs

Le document obtenu par La Presse contient plusieurs renseignements potentiellement compromettants pour Abousfian Abdelrazik, né au Soudan en 1962 et arrivé au Canada en novembre 1990. Le SCRS dit avoir découvert dans son véhicule, lors d'une fouille en octobre 2001, des traces de RDX, produit qui entre dans la composition de plusieurs explosifs de type militaire. L'origine de la substance n'a jamais été déterminée.

Pourquoi ne pas l'avoir traduit en justice, alors? «Si tu amènes cette preuve en cour, la question qui se pose, c'est "Comment tu as obtenu ça?" De toute évidence, quelqu'un est entré dans sa voiture. Est-ce qu'il avait un mandat de perquisition?» dit Michel Juneau Katsuya, ancien agent de renseignement du SCRS. C'est toute la différence entre les services secrets et la police, illustre l'ex-officier, les premiers n'ayant pas le fardeau de présenter leur preuve en cour.

Le SCRS dit avoir le Soudanais d'origine dans sa ligne de mire depuis 1996, en raison de ses liens avec des «extrémistes sunnites d'Afrique du Nord». Parmi ses contacts jugés suspects dans le document figurent entre autres Adil Charkaoui, emprisonné à l'époque en vertu d'un certificat de sécurité, et Fateh Kamel, lui aussi emprisonné à ce moment en France pour son rôle comme chef d'un trafic de faux papiers pour terroristes.

L'enquête du SCRS indique qu'Abdelrazik se serait entraîné en 1997 à un camp d'Al-Qaïda appelé Khalden. Celui que plusieurs surnomment «le Soudanais» aurait aidé d'autres terroristes en devenir à s'y rendre. Parmi ceux-ci figure Ahmed Ressam, qui a été arrêté en 1999 à la frontière canado-américaine alors qu'il s'apprêtait à perpétrer un attentat à l'aéroport international de Los Angeles. «Abdelrazik a fourni le numéro de téléphone au Pakistan du lieutenant d'Al-Qaïda, Abou Zubeida!», peut-on lire. Lors du procès de Ressam, le Soudanais a simplement dit l'avoir côtoyé à Montréal.

Le SCRS dit ensuite avoir découvert qu'Abdelrazik se serait rendu en Tchétchénie, de l'automne 1999 à l'été 2000, pour participer au djihad contre l'armée russe. «Abdelrazik a souvent exprimé le désir de mourir en martyr», poursuit le document.

À son retour à Montréal, le Soudanais aurait reçu la visite de deux Tunisiens naturalisés canadiens, Abderraouf Jdey et Faker Boussora. Or, les deux sont activement recherchés par le FBI depuis le 11 septembre 2001, une récompense de 5 millions étant offerte pour toute information menant à la capture de l'un ou l'autre. Jdey avait été pressenti pour participer aux attaques du World Trade Center, selon le rapport de la commission d'enquête américaine sur les attentats.

Le SCRS dit avoir été informé dès le 10 septembre 2003 qu'Abdelrazik avait été arrêté par les autorités soudanaises et incarcéré à Khartoum. Ce n'est pourtant qu'en 2008 que le cas de l'homme a été rendu public après qu'il se fut réfugié à l'ambassade du Canada au Soudan, où il a été retenu pendant un an. La Cour fédérale a finalement forcé Ottawa à rapatrier l'homme à l'été 2009, estimant que ses droits avaient été bafoués.

À entendre le parcours d'Abdelrazik, Michel Juneau Katsuya dit comprendre pourquoi le Soudanais est resté dans le collimateur des services de renseignement. «On ne l'a jamais attrapé avec un fusil dans la main, un cadavre à ses pieds, illustre-t-il. Mais le fait qu'une personne réapparaisse constamment sur le radar, ça justifie qu'on poursuive l'enquête. Ce n'est pas juste un voisin qui l'a dénoncé pour se venger après une chicane de clôture. Ce sont plusieurs événements successifs.»

Les États-Unis ont longtemps réclamé au Canada des renseignements sur Abdelrazik afin de l'accuser, ce que le Canada a toujours refusé. Le document obtenu par La Presse porte d'ailleurs la mention «Secret Canadian eyes only».

Chronologie

1997 - Selon le SCRS, Abousfian Abdelrazik se serait rendu dans un camp d'entraînement d'Al-Qaïda connu sous le nom de Khalden, en Afghanistan.

Automne 1999 et été 2000 - Abousfian Abdelrazik se serait rendu en Tchétchénie pour participer au djihad contre l'armée russe.

Été 2000 - Le SCRS dit avoir intercepté une conversation cryptée entre Adil Charkaoui et Abousfian Abdelrazik, dans laquelle ils auraient parlé de faire exploser un avion à destination de la France.

Juillet 2000 - Un djihadiste qu'Abdelrazik a rencontré en Tchétchénie lui aurait demandé de l'aide pour obtenir un brevet de pilote.  Sa conjointe, Joanne Robitaille, aurait communiqué avec deux écoles de pilotage au Canada.

Octobre 2001 - Lors d'une fouille, le SCRS dit avoir détecté des traces d'explosifs dans la voiture d'Abdelrazik, à Montréal.

10 septembre 2003 - Le SCRS apprend l'arrestation et l'incarcération le jour même d'Abdelrazik, à Khartoum, au Soudan.

20 juillet 2004 - Le SCRS envoie une note à Transports Canada trois jours avant la libération d'Abdelrazik. Ce dernier sera arrêté de nouveau.

2009 - La Cour fédérale ordonne le renvoi d'Abdelrazik du Soudan. En septembre, l'homme intente une poursuite de 27 millions contre le gouvernement canadien.

- Avec la collaboration de William Leclerc