Plusieurs observateurs affirment que Stephen Harper est en train d'américaniser le Canada. Mais d'autres estiment que le premier ministre s'est attelé à une tâche beaucoup plus subtile au cours des derniers mois: redéfinir l'identité canadienne.

Les amateurs d'art contemporain ne sont pas les seuls à avoir remarqué la disparition de deux tableaux d'Alfred Pellan dans le hall d'entrée du ministère des Affaires étrangères, à Ottawa. Leur remplacement par un portrait de la reine Élisabeth II, à la fin du mois de juin, a attiré l'attention de plusieurs historiens.

Depuis son élection en 2006, Stephen Harper s'active à remodeler l'identité canadienne, constate Matthew Hayday, professeur d'histoire et d'identité canadienne à l'Université de Guelph. Une tendance qui s'accélère depuis qu'il a formé un gouvernement majoritaire, il y a six mois.

«Je ne crois pas qu'il soit juste d'appeler cela une américanisation du Canada, estime le chercheur. M. Harper est certes en train de redéfinir l'identité canadienne, mais il puise son inspiration beaucoup plus loin dans le passé, dans des valeurs conservatrices canadiennes.»

Les conservateurs ont annoncé une vaste célébration pour commémorer le 200e anniversaire de la guerre de 1812. Ils ont demandé aux ambassades d'afficher un portrait de la reine aux côtés de ceux du premier ministre et du gouverneur général. Ils ont greffé le mot «royale» à la marine et à l'aviation. Sans compter ce projet de loi qui imposerait une peine de deux ans de prison à ceux qui veulent interdire de faire flotter l'unifolié.

La démarche de Stephen Harper rappelle celle de John Diefenbaker, constate Matthew Hayday. Dans les années 50, ce premier ministre conservateur a introduit des défilés militaires et des discours de la reine à l'occasion de la fête du Canada. Il a également mis l'accent sur l'ancien nom de cette fête, le Dominion Day, une référence au passé colonial du Canada qui était tombé en désuétude sous le gouvernement libéral de Louis Saint-Laurent.

Cette vision, qui mise sur l'héritage britannique du pays, plaît aux nombreux Canadiens anglais qui ne se reconnaissent pas dans le pays bilingue et multiculturel construit dans les années 60 et 70 par Lester B. Pearson et Pierre Elliott Trudeau.

Perte d'identité

Ce phénomène n'est pas sans rappeler la réaction hérissée de nombreux Québécois «pure laine» devant le débat sur les accommodements raisonnables d'il y a quatre ans, constate M. Hayday.

«Ce n'est pas nouveau, dit-il. Depuis longtemps, une part de la population anglo-canadienne se sent aliénée, ne se sent pas représentée par les politiques modernes qui touchent l'identité. Certains y voient même une forme de complot libéral.» Les symboles militaires sont de plus en plus présents sous Stephen Harper, donc, mais l'armée aussi joue un rôle différent. Après la fin de la mission en Afghanistan, le Canada a joué un rôle de premier plan dans l'offensive qui a permis de renverser le régime de Mouammar Kadhafi en Libye.

La politique étrangère du Canada a changé sous Stephen Harper, notamment au Moyen-Orient, où le pays s'est résolument rangé derrière Israël, une position proche de celle des États-Unis. Le gouvernement a d'ailleurs, à l'instar de nos voisins du Sud, gelé ses contributions futures à l'UNESCO après que cet organisme eut admis la Palestine dans ses rangs plus tôt cette semaine.

Armes à feu et prisons

Au lendemain des dernières élections, une chroniqueuse du Toronto Star a écrit dans les pages du Guardian de Londres que le Canada venait d'élire une version nordique de George W. Bush. Elle prédisait une «américanisation totale» du Canada dans les mois à venir.

Certaines politiques semblent lui donner raison. L'abolition du registre des armes à feu a été saluée au sud de la frontière par la National Rifle Association (NRA). La présentation du projet de loi omnibus qui impose des peines plus lourdes a été décriée comme étant en droite ligne avec les politiques de loi et d'ordre de certains États américains.

Le Canada ne s'est pas américanisé pour autant, selon Frédéric Boily, historien à l'Université de l'Alberta. Avant tout parce que le Parti conservateur n'est pas un bloc monolithique qui souhaite transformer le Canada en nouvel État américain, bien qu'une faction proche de l'ancien Parti réformiste soit favorable à ces idées.

«Vous avez la faction du moins d'État possible, ces quasi-libertariens qui croient que le gouvernement ne devrait à peu près rien faire, constate M. Boily. Dans sa première mouture, le Stephen Harper de l'Université de Calgary appartenait probablement à cette mouvance. Mais par la suite, il a évolué. Il a mis de l'eau dans son vin, ne serait-ce que pour rester au pouvoir.»

Selon lui, Stephen Harper n'aurait jamais pu faire élire 73 députés en Ontario s'il avait proposé un programme trop calqué sur la politique américaine.

L'ancien militant progressiste-conservateur David Orchard, auteur de Hors des griffes de l'aigle: quatre siècles de résistance canadienne à l'expansionnisme américain, soutient que le gouvernement Harper américanise à fond le Canada.  Pour lui, Ottawa mine un héritage que plusieurs gouvernements conservateurs ont légué au pays depuis John A. Macdonald.

«Tout l'héritage progressiste-conservateur qui consiste à maintenir l'indépendance du Canada est en train d'être dilapidé», dit-il.