Québec devrait rapidement demander une injonction pour empêcher le gouvernement Harper de détruire les données du registre des armes à feu, croient deux juristes. «Ce ne serait pas très compliqué à faire», estime Pierre Thibault, doyen adjoint à la faculté de droit de l'Université d'Ottawa. Stéphane Beaulac, professeur titulaire à la faculté de droit de l'Université de Montréal, partage son avis.

Mais ce serait avant tout une démarche politique pour convaincre les conservateurs de reculer. Car selon eux, même si un tribunal acceptait d'entendre la cause, Québec n'aurait toutefois pas beaucoup de chance de la gagner.

Le gouvernement Harper doit adopter d'ici quelques semaines une loi qui non seulement abolira le registre des armes à feu, mais en détruira aussi les données. Robert Dutil, ministre de la Sécurité publique, a déjà indiqué qu'il ne créera pas un registre s'il ne peut pas utiliser les données du fédéral. Le Québec a déjà payé, par l'entremise de ses impôts, près du quart de ce registre, environ 250 millions. Ce serait trop coûteux de recommencer le travail à zéro, dit le ministre.

Il dit «examiner toutes les options». Mais il ne semble pas croire que Québec pourrait utiliser les données une fois la loi adoptée. «On serait dans l'illégalité, a-t-il affirmé. C'est l'information que j'ai à ce moment-ci.» L'Assemblée nationale a adopté à l'unanimité, hier, une motion pour «exige[r] du contrôleur des armes à feu qu'il prenne toutes les mesures nécessaires afin de préserver l'intégralité des données provenant du Québec inscrites au registre des armes à feu».

Il reste que devant la cour, Québec pourrait difficilement plaider le respect des compétences provinciales-fédérales, croit le professeur Thibault. «En 2000, un jugement de la Cour suprême sur l'Alberta a établi clairement que le fédéral pouvait revendiquer la compétence exclusive pour légiférer sur le registre.»

«Et même si c'était une compétence partagée, cela signifierait que le fédéral et le provincial peuvent chacun exercer leurs droits de leur côté, à leur discrétion», renchérit Me Beaulac. Il ajoute que le financement provincial du registre ne «donne pas aux provinces un droit de regard sur le travail législatif du fédéral».

Le constitutionnaliste Henri Brun, professeur émérite à l'Université Laval, dit «avoir de la difficulté à trouver un argument que Québec pourrait utiliser devant les tribunaux».

Le professeur Beaulac croit qu'on pourrait faire appel à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui stipule que «chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne». Les atteintes à ce droit doivent se faire «en conformité avec les principes de justice fondamentale».

«Il faudrait démontrer que l'abolition du registre et la destruction des données entravent le droit des citoyens à leur sécurité», observe le professeur Beaulac. Même si la majorité des corps policiers appuient le registre, cette démonstration ne serait «pas évidente», juge-t-il. Le fédéral pourrait trouver des experts qui utilisent des statistiques pour contester ce lien. Et le gouvernement Harper rappellerait que même si les données sont détruites, rien n'empêche Québec de tout recommencer le travail à zéro.

Le professeur Thibault est d'accord avec cette analyse. «Mais l'utilité d'une injonction, c'est que ça donne du temps pour examiner d'autres arguments auxquels on n'a peut-être pas encore pensé.» Il ajoute: «Au-delà du juridique, on peut dire que ce qu'Ottawa fait ne ressemble pas à du fédéralisme de coopération.»