Pendant des jours, la commission Bastarache a tenté d'établir si trois juges avaient été nommés à la magistrature grâce à leurs liens avec le Parti libéral du Québec. Pendant ce temps, un phénomène beaucoup plus vaste est passé inaperçu : les trois quarts des personnes nommées au conseil d'administration de grandes sociétés d'État depuis sept ans ont contribué à la caisse du PLQ, démontre une enquête de La Presse.



Le croisement des renseignements tirés des sites internet du premier ministre Jean Charest et du Directeur général des élections a donné des résultats surprenants. Dans un cas, jusqu'à 85% des personnes nommées à un CA ont déjà contribué à la caisse du PLQ.

Nous avons poussé nos recherches sur quatre sociétés, soit en raison de leur prestige, soit, comme la Régie des installations olympiques (RIO), parce qu'elles sont susceptibles d'accorder des contrats d'une valeur significative.

Dans de rares cas, il y a un mince risque de confusion lié à l'homonymie, deux personnes pouvant avoir le même nom, mais cette marge d'erreur ne modifie pas le portrait global. À noter que quelques administrateurs nommés depuis 2003 ont aussi contribué à la caisse du Parti québécois ou à celle de l'Action démocratique du Québec, mais c'est une petite minorité.

>Hydro-Québec: jusqu'à 18 des 21 personnes nommées au conseil d'administration par le gouvernement Charest ont cotisé à la caisse du PLQ depuis 2000, soit 85%.

>Loto-Québec: le nombre pourrait atteindre 10 personnes sur 13.

>SAQ: 12 sur 16.

>RIO: 11 sur 14.

Selon une analyse moins exhaustive, les nominations de personnes qui ont contribué à la caisse du parti au pouvoir se comptent par dizaines (au total) à la Société générale de financement, à Services Québec, à Investissement Québec ou à la Régie de l'assurance maladie. Le cas le plus spectaculaire est celui de Michael Sabia, qui a donné 9800$ au PLQ dans les quatre années précédant sa nomination au poste de président et chef de la direction de la Caisse de dépôt et placement du Québec. Nous avons examiné une centaine de nominations.

Le porte-parole du PLQ, Michel Rochette, a dit qu'il ne pouvait commenter nos chiffres faute d'avoir pu analyser notre méthodologie. Il a souligné toutefois qu'il y a 26 grandes sociétés d'État, sans compter de nombreux organismes plus petits. «Il est toujours périlleux de tirer des conclusions à partir de quatre sociétés, a-t-il dit. Et même là, vos données sont probablement imparfaites.»

«Les personnes sont d'abord nommées pour leur compétence, a dit Hugo D'Amours, l'attaché de presse de Jean Charest. Par ailleurs, de 60% à 65% des nominations faites par décret gouvernemental depuis 2003 sont des renouvellements de mandat (ce qui inclut les postes de direction dans les ministères). Enfin, il est normal que le gouvernement nomme des personnes qui partagent sa vision des choses et ses objectifs.»

Malgré ces réserves, les données que nous avons recueillies ont choqué trois universitaires, spécialistes de la gouvernance et de l'éthique en administration publique. «Avec des chiffres aussi forts, on est en droit de penser que des gens pourraient être exclus même s'ils sont compétents, a noté Denis Saint-Martin, professeur en administration et politique publique à l'Université de Montréal. Le message que ça envoie, c'est: «Vous feriez mieux de donner si vous voulez le poste.»»

De l'ombre sur les compétences

L'ancien gouvernement du Parti québécois avait lui aussi tendance à favoriser les personnes qui contribuaient à sa caisse électorale, mais de façon moins prononcée (le site internet du Directeur général des élections présente les contributions seulement à compter de 2000, ce qui complique les recherches pour les années antérieures).

«Les libéraux n'ont pas inventé le système, mais ils l'ont poussé à un degré exagéré, dit Luc Bernier, professeur à l'ENAP et vice-président de l'Institut de l'administration publique du Canada. À compétences égales, on peut favoriser ses amis politiques, mais à 85%, ça ne peut plus être à compétences égales.»

Même son de cloche du côté de Denis Saint-Martin, qui déplore que la «sympathie partisane qui colore les nominations» à l'extrême «jette une ombre» probablement injustifiée sur les compétences réelles des administrateurs.

Jacques Bourgault, professeur à l'UQAM et spécialiste reconnu en matière de système de haute fonction publique et de dirigeants des sociétés d'État, estime que la «récompense au militantisme» semble être un motif de nomination. «Ce système (partisan) n'empêche pas nécessairement la compétence, a-t-il écrit dans un courriel. Mais ensuite, ces «bonnes» personnes ne font pas obstacle aux décisions, aux projets et aux politiques du gouvernement. Elles peuvent aussi faciliter le choix des «bons sous-traitants» et l'embauche de «bons employés».»

Luc Bernier fait remarquer que le fait de donner «1000$ ou 3000$» au parti au pouvoir peut s'avérer un «excellent placement». La rémunération versée à ces administrateurs (hormis à la RIO, où ils sont bénévoles) est loin d'être négligeable. Elle peut atteindre 28 000$ à Loto-Québec, 32 000$ à la SAQ et plus de 45 000$ à Hydro-Québec.

L'aspect pécuniaire n'est pas toujours le but recherché. Jacques Bourgault cite «la notoriété, la visibilité, le curriculum vitae, le réseautage, les occasions de contrats dans l'avenir; les emplois futurs (expérience acquise)». Certains curriculums que nous avons examinés sont plutôt succincts et comportent de maigres expériences professionnelles. Autre tendance récurrente: il s'agit aussi d'un parachute pour d'ex-attachés politiques et collaborateurs des cabinets politiques.

Appel à une réforme majeure

Denis Saint-Martin juge très sévèrement le système des nominations politiques au Québec, quel que soit le parti au pouvoir. «On se croirait au XVIIIe siècle, dans une monarchie absolue, à un âge prédémocratique.» Selon lui, Jean Charest a raté une belle occasion, avec l'affaire Marc Bellemare, de «réformer le processus de nomination aux emplois supérieurs de l'État».

Il déplore surtout son manque de transparence et donne l'exemple du gouvernement de Tony Blair, qui a créé l'Appointments Commission en Grande-Bretagne. Le site web de cet organisme fourmille d'information sur les postes à pourvoir, le processus de sélection, etc. «Ça n'ôte rien aux prérogatives du premier ministre, dit M. Saint-Martin, mais ça rend le processus de nomination plus transparent.»

L'Ontario dispose d'un outil similaire pour gérer les nominations dans 630 organismes, du plus petit comité consultatif aux sociétés d'envergure telles que la LCBO (l'équivalent de notre SAQ). Par comparaison, le site internet du Secrétariat aux emplois supérieurs du Québec est très sommaire. On n'y trouve que les nominations entérinées par le Conseil des ministres depuis 2004 et quelques textes de référence.

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Nombre de donateurs du PLQ

> Hydro-Québec: 18 sur 21

> Loto-Québec: 10 sur 13

> SAQ: 12 sur 16

> RIO: 11 sur 14

MÉTHODOLOGIE

Ces chiffres ont été compilés essentiellement en croisant les informations issues des sites du premier ministre et du Directeur général des élections. Il y a une petite marge d'erreur, en raison des possibilités d'homonymie, mais tout a été fait pour limiter ce risque, si bien que le portrait d'ensemble est fidèle à la réalité. Hydro-Québec, Loto-Québec et la SAQ ont été choisies en raison de leur poids économique; la RIO correspond à un organisme de taille moyenne.



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Favoritisme aussi au PQ, mais moins marqué

Plusieurs personnes nommées par le gouvernement péquiste au conseil d'administration d'Hydro-Québec, de Loto-Québec, de la SAQ et de la Régie des installations olympiques entre 1994 et 2003 avaient elles aussi contribué à la caisse du parti au pouvoir, mais dans une proportion moindre.

La Presse a analysé les contributions depuis janvier 2000 parce que c'est à compter de cette année-là qu'elles sont disponibles sur le site internet du Directeur général des élections. Le gouvernement péquiste a été renversé en avril 2003. Pendant ces 27 mois, environ la moitié des personnes qui ont été nommées au CA de ces sociétés d'État avaient fait des dons au PQ à un moment ou à un autre.

De 1994 à 2003, moins de la moitié des personnes nommées avaient contribué au PQ, selon des chiffres établis par le parti, soit: 13 sur 35 à Hydro-Québec, 3 sur 11 à Loto-Québec et 11 sur 22 à la SAQ.