Démission du chef du Bureau de lutte au crime organisé (BLACO). Majorité des cadres procureurs qui demandent sans succès de démissionner. Unité permanente anticorruption qui se retrouve sans avocats. Et crainte de départs en masse de procureurs. Avant même d'être déposée lundi, la loi spéciale du gouvernement Charest avait déjà perturbé l'administration de la justice. «C'est une crise de confiance sans précédent», s'est inquiété le bâtonnier du Québec, Gilles Ouimet.

La loi 135 devait être adoptée très tôt mardi matin. Elle forcera les 450 procureurs de la Couronne et les 1000 juristes de l'État à mettre fin à leur grève et à retourner au travail cet après-midi.

Lundi matin, le procureur en chef du BLACO, Claude Chartrand, a déjà annoncé sa démission. «Je n'ai pas le courage d'assister à la déconfiture, conséquemment je vous demande de me réaffecter à mes tâches de procureur», a-t-il annoncé au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), Me Louis Dionne, dans une lettre que La Presse a obtenue.

Cela a déclenché un petit domino de démissions. Solidaires avec leurs employés, 28 des 48 procureurs-chefs et chefs adjoints ont écrit peu après au DPCP pour démissionner et redevenir de simples procureurs. Or, le DPCP a le pouvoir de refuser une démission. Ce qu'il fait, dans tous les cas. Par voie de communiqué, Me Dionne a indiqué lundi en début de soirée qu'il «ne consentait pas à ces reclassements pour l'instant». Il n'a pas répondu à nos nombreux appels. Selon nos informations, au moins 10 autres procureurs cadres avaient également l'intention de demander leur démission lundi.

Les cadres des bureaux de Montréal, Amos, Gatineau, Rimouski, Valleyfield, Laval et Saint-Jérôme ont notamment demandé de quitter leur poste. La Presse a joint plusieurs d'entre eux, dont Me Marie-Josée Di Lallo à Montréal et Me François Brière de Saint-Jérôme. Ils ont tous refusé de faire des commentaires.

C'est la deuxième fois en cinq ans que le gouvernement Charest impose des conditions de travail à ses juristes et procureurs. Les procureurs québécois sont les moins bien payés du pays - 40% sous la moyenne canadienne, selon leur calcul. Leur salaire augmentera maintenant de 6% d'ici à 2015. C'est ce qui avait été consenti à 475 000 fonctionnaires en juin dernier.

Dans la négociation, on offrait aux procureurs quelques mesures pour améliorer leurs conditions de travail, comme des primes pour les équipes spécialisées et des incitatifs pour faire du recrutement en région. Ces mesures ne figurent pas dans la loi spéciale.

Québec promet aussi de créer 80 postes de procureurs, 40 postes de recherchistes ou employés de bureau et 25 postes de juristes. Mais les procureurs ne s'emballent pas. «À cause de nos conditions, on peine à faire du recrutement pour les postes qui existent déjà!» déplore Me Christian Leblanc, président de l'Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales (APPCP). Il craint maintenant que de nombreux procureurs passent à la défense ou quittent la province. L'APPCP contestera la loi spéciale devant les tribunaux et se plaindra à l'ONU.

Les Hells avantagés?

Selon Me Leblanc, le gouvernement Charest crée un «déséquilibre» dans le système de justice en «affaiblissant» la Couronne. «Par exemple, si vous êtes un homme d'affaires arrêté pour conduite avec facultés affaiblies, vous serez content d'arriver au Palais de justice devant un jeune procureur inexpérimenté, mal coaché, qui a lu le dossier le soir la veille», image-t-il.

La lutte contre le crime organisé deviendra aussi plus difficile, croit Me Chartrand. Le procureur-chef du BLACO avance même que la loi spéciale avantagera les 155 Hells Angels arrêtés dans la vaste opération antimotards SharQc. Il rappelle que le BLACO a dû retarder des enquêtes parce que ses «effectifs limités» ne permettaient pas d'évaluer la preuve et de porter des accusations dans les délais requis. À sa demande, Québec avait ajouté 16 postes à l'opération SharQc. Mais à cause des conditions de travail difficiles, aucune candidature n'a été reçue pour six de ces postes. Et la situation pourrait empirer avec la loi spéciale. «De l'autre côté, la défense est composée d'une armada d'une soixantaine d'avocats dont plusieurs sont parmi les plus chevronnés de notre profession», rappelle-t-il.

La loi spéciale pourrait aussi nuire à l'unité permanente anticorruption, annoncée en grande pompe la semaine dernière par le ministre de la Sécurité publique, Robert Dutil. Environ 420 des 450 procureurs se sont déjà engagés par écrit à ne pas postuler pour ces emplois. L'unité risque de devenir une «coquille vide», prévient Me Leblanc. «Les policiers vont faire des enquêtes et on va les empiler dans un local.»

Selon Me Chartrand, le manque de ressources est tellement critique que Québec devrait confier au fédéral la lutte contre le crime organisé. «On songe à interpeller le fédéral à ce sujet», renchérit le vice-président de l'APPCP, Thomas Jacques.

Le ministre de la Sécurité publique, Robert Dutil, n'a pas écarté de confier au fédéral une partie de la lutte contre le crime organisé. «On verra», s'est-il contenté de dire.