Lucien Bouchard ne se relance pas en politique, mais il plonge dans un des dossiers les plus politiquement explosifs du moment: le gaz de schiste. Il est devenu lundi le président de l'Association pétrolière et gazière du Québec. Il se présente non pas comme le porte-parole de cette industrie mal-aimée, mais plutôt comme un conciliateur des intérêts privés et de l'intérêt public. L'exploitation ne peut pas se faire contre la volonté populaire, dit-il. Il a expliqué hier après-midi à nos journalistes Yves Boisvert et François Cardinal pourquoi il y croit.

Lucien Bouchard entre sur la pointe des pieds dans le magasin de porcelaine du gaz de schiste. L'éléphant André Caillé vient d'en sortir. Il y a des pots cassés et des éclats jonchent le sol.

Le ton est calme et conciliant. L'heure n'est plus à l'arrogance, mais à la médiation. Il reconnaît les gaffes de l'industrie. Il admet que le régime de redevances du Québec, risible comparativement à celui de plusieurs provinces et États, doit être revu à l'avantage du Québec. Il propose une phase de «probation» et de ralentissement pour 2011.

Mais au bout du compte, il est profondément convaincu que le Québec doit profiter de son gaz et de son pétrole.

L'avocat de Talisman

L'automne dernier, Talisman, géant pétrolier et gazier de Calgary, lui a demandé de le représenter. C'est à titre d'avocat de Talisman, de loin le plus important acteur au Québec, qu'il siège à l'Association pétrolière et gazière du Québec, qui regroupe 12 sociétés impliquées dans le domaine. Il est donc avocat de Talisman avant d'être président de l'association.

Jusqu'ici, de 150 à 200 millions ont été investis au Québec depuis 2008 pour l'exploration, mais aucune exploitation n'est prévue avant 2015.

Pourquoi avoir accepté ce mandat? «Parce que c'est un beau mandat, compliqué, dit-il. Moi, il ne faut pas que je m'ennuie, dans la vie. C'est l'avantage de la profession juridique: on plonge dans toutes sortes d'univers, on rencontre toutes sortes de gens.

«Ce qui m'intéresse, c'est l'élément d'intérêt public considérable qui est escamoté pour le moment. Le Québec a un énorme intérêt à développer ce potentiel-là, mais il faut concilier l'intérêt privé et l'intérêt public et ce n'est pas facile. Je ne fais pas ça pour embêter le PQ ou pour aider le gouvernement. Je me tiens loin de la politique partisane.

«Je ne suis pas seulement le porte-parole de l'industrie, mon rôle, c'est aussi de leur expliquer des choses à eux. Je leur dis que ça ne peut pas aller aussi vite qu'ils le voudraient. Ça ne peut pas se faire dans la précipitation. Il faut convaincre la population.»

N'est-ce pas là justement son rôle: rendre politiquement acceptable une industrie à laquelle s'oppose massivement l'opinion publique?

«Il y a plusieurs sortes de contre. Il y a ceux qui sont contre, contre, contre, contre. Ceux-là n'accepteront jamais. Si, pour des raisons idéologiques, on décide au Québec qu'il ne faut pas développer les ressources naturelles, moi je ne suis plus là. Si j'ai accepté, c'est que je suis persuadé qu'on peut développer ces ressources correctement.

«Je pense que la large majorité de la population est ouverte et veut comprendre, elle veut être rassurée qu'il y aura un enrichissement collectif là-dedans, que ça va se faire dans le respect de l'environnement et des communautés, tout ce qu'on sait qui doit se faire au Québec et qui n'a pas été fait.»

Il reconnaît toutefois que le régime de redevances québécois n'est plus défendable.

«Si j'étais premier ministre du Québec, jamais je n'accepterais de recevoir moins qu'ailleurs. Alors, ajustons notre affaire. Mais il faut demeurer compétitif. Personne n'exploite le gaz de schiste en Alberta à cause des règles, ils sont tous allés en Colombie-Britannique.

- Plusieurs contestent les retombées promises par l'industrie.

- On peut discuter du nombre d'emplois, mais si l'exploitation commence en 2015, on parle d'investissements de 10 milliards. C'est clair qu'il va y avoir des retombées, et il doit y en avoir. On peut développer une expertise et une industrie, des métiers, des manufactures. Les compagnies de gaz ne demandent pas mieux que de s'approvisionner ici. Quand on a construit les premiers grands barrages hydroélectriques, on a fait venir des ingénieurs américains, et on leur a adjoint des ingénieurs québécois. Il y a eu un transfert technologique qui nous sert encore.»

Devant l'état d'inquiétude générale, n'y a-t-il pas lieu de décréter un moratoire?

«Non. D'abord, ça émet un parfum de refus. Et ça s'éternise. Et quand il faut le lever, ça donne lieu à un débat politique épouvantable.

«La fracturation hydraulique, ça existe depuis les années 40 (pas pour le gaz toutefois) et ça n'a donné lieu qu'à très peu d'incidents. Il n'y a jamais de société avec un risque zéro. Il faut une médiation du risque, il faut qu'il soit acceptable.

«Au lieu d'un moratoire, il faut une période de probation. Il faut que l'industrie accepte que la phase d'exploration se déroule à un rythme expérimental. Il faut limiter les programmes des entreprises, qu'il y ait le moins de nouveaux puits possibles en 2011.»

Cette probation servira à vérifier si le potentiel commercial est bien réel en fonction des coûts, vu les formations géologiques particulières. Et deuxièmement, à instaurer «les pratiques environnementales exemplaires».

«Les gens de l'industrie savent qu'ils ne peuvent plus agir comme ils l'ont fait. Mais pendant un moratoire, on va continuer à acheter pour 2 milliards de gaz d'Alberta en restant debout sur une richesse immense.» Si c'est ce que recommande le BAPE, alors «nos petits-enfants s'en reparleront» ...

Cela dit, Lucien Bouchard veut mettre les choses en perspective. Dans un seul gisement au Texas on compte 18 000 puits. «Il s'en est fait 11 l'an dernier au Québec, 30 depuis 2008. On peut peut-être en faire quelques-uns de plus sans s'énerver?»

Il est contre un droit de veto pour les maires, ce qui rendrait le développement ingérable selon lui. Référendum? Encore moins. «Je n'irai pas plaider un référendum par municipalité! Je serais encore pour le oui, remarquez...»

Mais il faut trouver le moyen de compenser les communautés, concède-t-il.

Il affirme que l'industrie, y compris sa cliente, sera prête à divulguer le nom et la quantité des produits chimiques utilisés pour fractionner la roche. «Il faut être transparent.»

Old Harry

Lucien Bouchard s'intéresse évidemment au pétrole du gisement Old Harry, dans le golfe du Saint-Laurent, à cheval entre Terre-Neuve et le Québec. La société Corridor entend commencer à le pomper en 2013... via Terre-Neuve.

«Ils passent par Terre-Neuve, mais c'est une seule nappe. S'ils le pompent, le Québec n'ira pas en chercher? On a tellement de gros défis collectifs, il faut faire preuve de l'imagination et de la détermination dont a fait preuve la génération qui nous a précédés. Ça bougeait, dans ce temps-là!

- Ça ne bouge plus?

- Ça pourrait bouger plus...

«On dépense pour 13 milliards en pétrole chaque année au Québec. On le fait venir à grands frais. On en aurait ici et on laisserait faire? Quand on aura sorti pour 13 milliards de pétrole, on arrêtera si on veut! On se fera un petit moratoire...»

Pour lui, l'exploitation des richesses naturelles est une clé du développement économique du Québec.

«Il y a encore des gens qui s'imaginent qu'il y a tellement de gras à couper pour équilibrer les finances publiques. J'ai été premier ministre pendant cinq ans et je l'ai traqué, le gras. Laissez-moi vous dire qu'il n'y en a pas beaucoup. On ne bâtit pas des Colisée avec de l'argent qu'on dépense en moins.

«Nos universités sont sous-financées. Nos systèmes de santé et d'éducation ont des problèmes majeurs. On ne peut pas faire avancer une société comme ça. Avec des nouveaux revenus, ça change les débats.»

On suggère à M. Bouchard qu'il traîne l'image d'un personnage plutôt sévère, pessimiste. Il corrige: il est «alarmiste, mais pas pessimiste». Il parle de ses enfants, des jeunes en général, il trouve qu'ils sont pleins d'ambitions et d'ouverture.

Identité énergétique

Il reconnaît que le pétrole et le gaz sont une sorte de choc culturel énergétique pour les Québécois.

«On s'est presque identifiés à Hydro-Québec. La légende de René Lévesque est associée à ça. Il faut une autre approche pour les ressources non renouvelables. La Norvège a créé un fonds pour les générations futures. L'Alberta aussi. Il faut une meilleure répartition des profits. Pourquoi pas un partenariat avec l'État, en plus des redevances?»

Le public et le privé

À Amir Khadir, Pierre Curzi et d'autres, qui lui reprochent d'associer son prestige d'ancien premier ministre à une industrie honnie, il répond qu'il n'a pas de leçons à recevoir.

«J'ai été avocat et j'ai plaidé pendant 22 ans avant d'ouvrir une parenthèse publique, où j'ai consacré toutes mes énergies. J'ai toujours continué à payer mes cotisations au barreau. J'ai quitté la politique et je suis redevenu avocat. Est-ce que quelqu'un va m'empêcher de pratiquer? Dans un éditorial, on disait que je suis l'avocat le mieux payé à Montréal. Je suis loin d'être convaincu que c'est vrai, mais est-ce que je devrais en mourir? J'espère, oui, que j'ai une crédibilité, j'y ai travaillé très fort. Je me sens très à l'aise. Mais si ce dossier-là réussit, ce sera parce qu'on aura protégé l'intérêt public.»

La richesse du Québec

Derrière le débat sur le gaz de schiste «se profile tout le débat sur le développement des ressources au Québec», dit-il. Et sur le développement tout court.

«Pensez à ce qu'a fait le pétrole pour Terre-Neuve, une province autrefois indigente qui paie maintenant pour la péréquation!»

Il ajoute, avec une pointe d'ironie: «Si on brise le mur du refus du gaz et du pétrole, peut-être qu'on deviendra aussi riches que Terre-Neuve!»