Député depuis 30 ans, François Gendron était en mai 2007 le chef intérimaire du Parti québécois. Le PQ venait de subir une cuisante raclée aux élections. Les députés qui avaient survécu étaient entassés comme des naufragés au grenier du Parlement. Le parti n'avait plus de chef, plus d'argent, plus de programme.

Ce vétéran croyait avoir la berlue. Devant lui, François Legault, critique des finances au PQ, voulait renverser le gouvernement minoritaire de Jean Charest sur son budget. Le Québec venait de passer aux urnes, et il voulait le relancer dans une deuxième campagne électorale.

«La population ne nous l'aurait pas pardonné, on l'aurait payé cher», a expliqué cette semaine M. Gendron, maintenant vice-président de l'Assemblée nationale. Mais au caucus, François Legault était parvenu à convaincre une poignée d'irréductibles qu'il fallait renverser Jean Charest un mois après sa réélection. «On va faire rire de nous autres si on laisse passer ce budget», menaçait Legault.

Les négociations avaient été pénibles, une série de rencontres avaient eu lieu avec Jean Charest et sa ministre Jérôme-Forget. Pugnace, François Legault était en feu, mettait constamment en doute la bonne foi de Jean Charest, qui lui donnait pourtant sa parole. «C'était disgracieux», a confié un témoin. Gendron a été forcé de calmer le jeu. Le PQ a voté contre le budget, mais seulement trois députés étaient présents.

«Je ne pouvais pas voter pour ce budget, cela allait contre mes principes. On réduisait les impôts au prix d'un déficit l'année suivante», explique maintenant François Legault.

L'anecdote illustre bien la personnalité de Legault. Son parcours politique est une série de coups de force et de replis, tous inattendus, et de ruptures aussi. Ses détracteurs disent qu'il n'est pas fiable, qu'il peut manquer à la parole donnée. Ses partisans ont souvent été déçus de le voir se défiler au moment crucial. Lui, il martèle qu'il a toujours été fidèle à ses convictions.

«C'est un politicien extraordinaire, mais il n'a pas le sens du timing», dit Claude Pinard, le député péquiste de Saint-Maurice, qui était un des inconditionnels de Legault lorsque ce dernier s'est positionné comme aspirant à la direction du PQ. Après avoir entretenu pendant des années une cour de partisans, Legault a été surpris par le départ de Bernard Landry en juin 2005. Il s'était fait à l'idée que Landry allait rester jusqu'aux élections. Il venait de s'engager auprès de sa famille à passer un été tranquille.

Legault a prévenu quelques proches, mais les autres disciples ont appris dans le journal que leur champion ne monterait pas dans l'arène. Des inconditionnels comme François Rebello en gardent un goût amer. «Il avait la moitié du caucus derrière lui, la direction du PQ lui était offerte sur un plateau», résume Claude Pinard.

Des ruptures, déjà

Cet imprévisible Legault était un bien improbable politicien. Rien ne destinait ce comptable des HEC, un des fondateurs de Transat, à faire le saut en politique. Issu d'un milieu modeste - son père était maître de poste -, le jeune Legault s'est vite dépeint comme «le seul souverainiste de Sainte-Anne-de-Bellevue», se souvient son cousin Pierre Schetagne. L'été, l'étudiant a été laitier ou facteur. Après avoir décroché un diplôme des HEC et passé six années chez Ernst&Young, en 1985, il a été employé chez Quebecair.

À 29 ans, il a emprunté 50 000$ pour lancer l'aventure Transat, avec Jean-Marc Eustache et Philippe Sureau. La compagnie a rapidement décollé. En 1997, rien n'allait plus. Il a claqué la porte et vendu ses actions sans même prévenir ses deux associés, une hérésie dans le milieu des affaires. «J'ai eu un différend avec eux, la convention d'actionnaires était terminée, j'avais le droit de vendre», a-t-il dit. Depuis lors, il est devenu multimillionnaire.

Il a atterri sur quelques conseils d'administration, mais il a vite rongé son frein. On lui a présenté Jean-François Lisée, proche conseiller de Lucien Bouchard, qui, justement, cherchait intensément «un homme d'affaires souverainiste». Le contact s'est fait rapidement.

«François est un impatient», observe André Bouthilier, qui l'a présenté à Lisée. Bouthilier a été abasourdi de voir que cet indépendantiste ne travaille plus à la souveraineté. «Pour moi, c'est aussi surprenant que le «beau risque» de René Lévesque.»

En septembre 1998, François Legault a fait le saut. Lucien Bouchard l'a catapulté ministre de l'Industrie, même s'il n'était pas encore élu.

Un PDG ministre

Pour Jean-François Lisée, le «nationalisme économique» est la marque de commerce de François Legault. Réélu, Lucien Bouchard a offert l'Éducation à Legault. Notre homme d'affaires était stupéfait.

Il devait y appliquer la «réforme», élaborée sous Pauline Marois. Au Conseil des ministres, on n'avait pas discuté souvent de l'évaluation des «compétences». Legault a vite adopté le langage de ses fonctionnaires. Mais le nouveau bulletin a rebuté les parents - Lucien Bouchard l'a répudié publiquement en écorchant son ministre.

«Ce qui l'intéressait, c'était les résultats. C'était un manager. Il savait qu'il n'était pas un pédagogue et laissait ça aux fonctionnaires», explique Lisée.

François Legault voulait aussi imposer aux cégeps et aux universités ses «contrats de performance», afin que les budgets soient conditionnels aux succès. «C'était un comptable, un comptable, un comptable», résume Gaëtan Boucher, alors directeur de la Fédération des cégeps. Il ne pouvait comprendre que le taux de décrochage n'était pas lié à une formule arithmétique.

Début 2001, Legault y est allé d'un autre coup de force. Il a menacé publiquement de démissionner, parce que le président du Conseil du Trésor, Jacques Léonard, ne lui allouait pas suffisamment de budget pour les «contrats de performance» offerts aux universités. «On revenait sur les engagements du Sommet de la jeunesse. Ma lettre de démission était écrite», dit François Legault.

Dès lors, «il est vu comme un héros dans le milieu de l'éducation», se souvient Lisée. C'est à cette époque qu'autour de lui s'est formé un groupe de jeunes disciples. Les François Rebello, Pascal Bérubé et Nicolas Girard - devenus députés depuis -, Sylvain Gendron, Martin Koskinen et des leaders étudiants l'ont tous suivi. Dans les coulisses, ils ont longtemps travaillé pour leur gourou.

En 2002, sous Bernard Landry, Legault est passé à la Santé. Ministre en titre, avec deux délégués, dont David Levine, un ancien directeur d'hôpital. Ce dernier connaissait bien mieux le réseau et a même semoncé son collègue néophyte quand ce dernier a promis de réduire l'attente aux urgences. Mais Legault «était clairement le patron».

Il est vite revenu à sa marotte, un «système» pour vérifier le «rendement» des hôpitaux. Après que des ambulanciers se furent heurtés à une porte fermée aux urgences de Shawinigan. Québec a adopté une loi qui forçait les médecins à travailler aux urgences. Quand la Régie de la santé de Saguenay a envoyé une citation à comparaître à un médecin de Montréal, Legault a explosé. «Je lui ai dit que c'était prévu dans la loi qu'il venait d'adopter», se souvient Rénald Dutil, alors président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec.

Legault voulait gérer le réseau de la santé comme «un PDG de compagnie», résume Rénald Dutil. «Les médecins étaient ses employés: c'était une méconnaissance profonde de la culture médicale», lance-t-il. Il n'en reste pas moins que les «activités médicales particulières» imposées par Legault sont encore en vigueur presque 10 ans plus tard.

Des faux départs

Longtemps aspirant à la direction du PQ, Bernard Landry maintenait un réseau de partisans corvéables au pied levé pour une course éventuelle. Legault a fait de même, multipliant les réunions près d'une table de billard, au troisième étage de sa maison d'Outremont. Rapidement, son discours rafraîchissant a fait mouche - il a récolté des appuis dans toutes les régions. Mais il a tergiversé et raté toutes les fenêtres qui se sont ouvertes, en 2005 comme en 2007.

Au départ de Lucien Bouchard, en 2001, ses partisans s'attendaient à le voir entrer en piste. Après quelques jours d'hésitation, ç'a été la surprise lorsqu'il s'est rallié à Bernard Landry.

Aujourd'hui, Legault reconnaît même qu'il s'était entendu avec sa collègue Pauline Marois pour former «un tandem dont elle serait le chef». Mais dans la fébrilité de ces premières heures, Mme Marois a hésité, consulté des sondages, et n'a pas rappelé ceux qui tentaient de la joindre. Or il fallait bouger, insiste Legault.

«Je suis allé voir Landry, j'avais trois ou quatre conditions.» L'affaire était entendue, et Legault comptait «par politesse» annoncer rapidement sa décision à Pauline Marois. Mais Landry l'a pris de vitesse. «François est avec moi!» a-t-il annoncé à Pauline Marois. L'aspirante candidate est sortie de la salle en larmes, a confié un témoin.

Souvent déçu, le député François Rebello était l'un de ses proches lieutenants. Aujourd'hui, il a pris ses distances. Mais il s'est toujours refusé d'attaquer Legault. «C'est un politicien redoutable, et le PQ ferait une grave erreur de le sous-estimer», s'est-il contenté de dire.

Cette semaine, François Legault s'est lancé dans une nouvelle aventure: la Coalition pour l'avenir du Québec (CAQ). Encore une fois il a forcé le destin, au prix de quelques ruptures, avec le PQ d'abord, avec la souveraineté ensuite. Il s'est construit une nouvelle meute.

Mais il a souvent remporté ses paris. «Je ne suis pas un suiveux», laisse-t-il tomber.