Rusé, Robert Bourassa avait visé la jugulaire. La question paraissait simple, mais elle était technique: «Quelle est la marge de manoeuvre du Québec, monsieur Johnson?» À CKAC, cet affrontement entre Pierre Marc Johnson et Robert Bourassa était un temps fort de la campagne électorale de 1985.

Nerveux, désespéré, l'éphémère premier ministre péquiste se tourne vers celui qu'il a tenu à amener dans le studio: Raymond Bachand, son meilleur ami et principal conseiller. Dirigeant d'entreprise, il a en poche son doctorat de Harvard... mais pas davantage de réponse.

Plusieurs secondes de silence... Et Bourassa achève ses victimes avec un rictus: «On ne peut pas diriger le Québec sans savoir ça!» se souvient, amusé, le sénateur Jean-Claude Rivest.

Vingt-cinq ans plus tard, Raymond Bachand connaît bien la marge de manoeuvre financière du gouvernement québécois. C'est même lui qui, maintenant, la détermine, à titre de ministre des Finances. Est-il prêt désormais à diriger le Québec?

Avec le temps, son sens de la répartie ne s'est guère amélioré - il n'aura jamais «l'instinct du tueur». «Je ne suis pas spectaculaire, je ne donne pas beaucoup de clips aux médias», a-t-il reconnu cette semaine dans un entretien accordé à La Presse.

Humilité mal placée: les médias ont déjà fait leurs choux gras de ses déclarations. Il avait fait sourire quand il avait dit que son premier budget serait l'équivalent d'une «révolution culturelle». Il avait même ajouté: «La finalité n'est pas d'équilibrer le budget, c'est d'être heureux comme peuple.» Un mois plus tard, son budget augmentait la TVQ, les droits de scolarité, les factures d'électricité. Il imposait une contribution santé. Si c'est ça, le bonheur...

«Je suis devenu le ministre du Bonheur», dit-il, amusé. Ce n'est pas si loufoque: «La Constitution américaine précise que la mission du gouvernement est... la recherche du bonheur!»

Il s'en est fallu de peu, toutefois, pour que le Québec rate son rendez-vous avec la félicité. Patron de Culinar, au début des années 90, Bachand passe bien près d'acheter la «division confitures» du groupe Vachon. «J'ai failli devenir... confiturier!»

Étonnant

Affable, à la fois studieux et pince-sans-rire, de petite stature, Raymond Bachand est un étonnant politicien. «Ce n'est pas une bête politique, mais il dit ce qu'il a à dire. Un straight shooter», chuchote-t-on aux Finances. Ces mandarins malmenés par Monique Jérôme-Forget ont applaudi son arrivée. «Respectueux», Raymond Bachand n'est pas dogmatique. Son cabinet a passé le message: le patron veut faire les bons gestes, sans calcul politique.

Bachand est «exigeant, pointilleux, demandant. Mais c'est facile de travailler avec lui. Il n'y a pas de gestion par crise, ici», raconte aujourd'hui André Sormany, un vieil ami, ex-péquiste lui aussi, que Bachand a imposé comme chef de cabinet aux Finances. Exaspéré, il peut être caustique, toutefois: «Avez-vous remarqué qu'on vient de traverser la pire crise économique de la planète?» a-t-il sèchement lancé vendredi dernier à un reporter qui se faisait insistant.

Bachand rôdait déjà dans les officines, à l'époque de René Lévesque. Un auteur l'a décrit comme «un des piliers du Parti québécois dans les années 70 et un des principaux stratèges de la campagne référendaire de 1980». Un portrait un peu plus grand que nature, en fait. En dépit de son titre de «secrétaire particulier», son bureau était au premier étage du «bunker», loin de «Ti-Poil», qui régnait au troisième. Mais Bachand a contribué à la stratégie référendaire. «J'ai inventé les comités de Québécois pour le Oui. J'étais directeur adjoint de la campagne de 1980», précise-t-il.

Son passage au PLQ comme candidat dans Outremont, en novembre 2005, a laissé pantois ses ex-frères d'armes. «Ça me coupe les jambes», a soufflé l'un d'eux. Mais Michel Carpentier, ex-bras droit de René Lévesque, n'avait eu qu'un mot: «Bravo!» se souvient aujourd'hui Bachand.

Exit la souveraineté

La souveraineté n'est plus la bonne voie, tranche-t-il. «Le Québec a changé profondément. Quand on lit ce qui s'écrit au PQ, c'est la même chose que dans les années 70!» Devant les progrès du Québec depuis 50 ans, il est clair pour lui que le problème n'est pas la Constitution. «La fédération canadienne est un atout pour le Québec.» Ceux qui restent au PQ «sont des radicaux, des religieux qui répètent «scout un jour, scout toujours»! Ils voient en François Legault une brebis égarée qui devrait revenir.»

Son rapprochement avec le PLQ était amorcé avant 2005. Dès 2003, il a eu une longue conversation avec Jean Charest en vue des élections, imminentes. «Mais je ne faisais pas partie de la famille, je ne connaissais personne au PLQ. Ce n'était pas mûr.» Deux ans plus tard, il fait le saut. «Ça s'est réglé vite, en 10 jours.» Mais avant, il consulte. André Sormany s'est montré surpris de le voir renoncer à une vie bien confortable. «Mais j'avais 58 ans, les enfants étaient élevés...»

Pierre Marc Johnson, son ami d'enfance, l'encourage à plonger. «Je savais qu'il avait une contribution à faire», dit l'ancien premier ministre. Bernard Landry avait été déçu de voir Bachand tourner casaque. «C'est un homme qui faisait partie de la garde rapprochée de M. Lévesque». Pour lui, l'apport d'un Raymond Bachand, «un social-démocrate», a modéré les «ultralibéraux» au pouvoir.

Michelle Courchesne, présidente du Conseil du Trésor, est toujours l'alliée de Bachand à la table du Conseil. «Il ne lâche pas le morceau facilement, il a des convictions, il argumente. Cela ne dégénère jamais en guerre de tranchées, c'est un homme sensible.» Il a battu en retraite sur son idée de «franchise santé»: «Après avoir écouté, il a convenu avec humilité qu'il fallait l'abandonner.» Mais après six ans, il n'est pas devenu un politicien naturel. Ceux qui ont organisé ses campagnes se souviennent de ses discours soporifiques, «pédagogiques», dit une militante.

Avocat, universitaire, homme d'affaires

À Québec, les élus sont souvent avocats, universitaires parfois, plus rarement hommes d'affaires. Raymond Bachand est un peu des trois. Beaucoup des trois, en fait.

Avocat depuis 1970, il a un doctorat de Harvard en administration. Il a dirigé le Fonds de solidarité de la FTQ pendant 7 ans, de 1994 à 2001, après avoir été, pendant 10 ans, l'un des vice-présidents de Metro-Richelieu, puis de Culinar. Un peu militant sur le plan social, il était là à la création d'Oxfam-Québec, avec le futur banquier Jacques Ménard, une autre amitié qui a résisté au temps. Il a siégé pendant des années aux conseils de Carbone 14 et de la Fondation de la tolérance, où il s'est lié d'amitié avec Yvon Deschamps. «Il a servi sa communauté toute sa vie, plus souvent qu'à son tour», résume le banquier Jacques Ménard, un voisin, parrain de la fille de Bachand.

Son père, André, universitaire réputé, disparu l'an dernier, était un ami de Daniel Johnson, le premier ministre unioniste. Les destins de leurs fils seront aussi soudés.

Raymond Bachand et Pierre Marc Johnson seront, en culottes courtes, déjà complices. C'est Bachand qui l'attire au Parti québécois, alors naissant. Quand Johnson se présente dans Anjou, Bachand étudie à Boston, mais sa valise est prête.

Devenu ministre du Travail en 1977, Johnson garde naturellement son ami près de lui, comme chef de cabinet. «C'est un planificateur exceptionnel, il a le sens de l'organisation. Un raisonnement d'ingénieur chez un avocat, cela fait un bon mélange», explique aujourd'hui Johnson.

Insuccès

Des fausses balles? Il a été du sauvetage raté des Expos, opération qui lui laisse un goût amer. Bachand est un fan, il allait voir les Royaux avec son père. Jeffrey Loria met la main sur le club, qu'il revend rapidement. «On s'est fait avoir», reconnaît facilement Bachand aujourd'hui.

Il a aussi défendu la Gaspésia, un naufrage financier pour le Fonds. «La technologie existait, le projet d'une papeterie spécialisée était viable; c'est le chantier qui a dérapé», insiste-t-il. Plus tard, à titre de ministre de l'Industrie, il défendra vigoureusement l'idée de réserver à Bombardier la construction des nouveaux wagons du métro de Montréal. Le tribunal renverra Québec faire ses devoirs et forcera l'entrée d'Alstom.

«Je suis un bâtisseur. Après, je perds intérêt», soutient Bachand. D'autres le voient autrement. D'abord, le démarchage pour les contrats n'a jamais été sa tasse de thé. «Il est plutôt gestionnaire qu'entrepreneur. C'est d'abord quelqu'un qui écoute», résume Marcel Côté, son ex-associé à SECOR.

Dans l'entrevue de près d'une heure qu'il nous a accordée, il parle abondamment de son parcours souverainiste. Soudain, il observe, amusé: «Ça va faire un papier péquiste... C'est pas bien bon!» Pensée fugitive pour ce défroqué de l'indépendance, dont on pense qu'il voudrait succéder à Jean Charest.

Ses proches prédisent qu'il ne sera pas sur la ligne de départ. «Il en a déjà plein ses bottes avec ses responsabilités aux Finances et je ne pense pas qu'à 63 ans, on planifie encore 10 ans de carrière», résume Jacques Rochefort. Bachand a eu sa douche froide: un sondage CROP a montré récemment que, comme chef libéral, il aurait moins de succès que l'impopulaire Charest.

Son passé péquiste est un obstacle, dit-on au PLQ. Son âge en est un autre. Bachand vient toutefois de déposer un budget qui incite les gens à reporter leur retraite... «Je ne réfléchis pas à ça. Jean Charest est là pour 10 ans. Je serai parti avant lui», réplique-t-il comme pour s'en convaincre.